Son histoire a fait le tour du monde mais son visage et son nom sont longtemps restés secrets. Rencontre avec une femme qui ne veut pas être réduite au statut de victime.
C’était en 2015. A proximité d’une fraternité étudiante sur le campus de Stanford, derrière une benne à ordures, une jeune femme est retrouvée inconsciente et dévêtue. Son agresseur, Brock Turner, est arrêté par deux passants et identifié sur-le-champ. Dans J’ai un nom, un livre fort et remarquablement écrit, Chanel Miller, qui avait gardé l’anonymat pendant toute la durée du procès, révèle son quotidien de victime et les coulisses d’une procédure judiciaire qui a trop souvent tourné en faveur du coupable. Ce dernier, au parcours scolaire et sportif irréprochable, a en effet bénéficié de la clémence du juge pour la détermination de sa peine: six mois seulement dans une maison d’arrêt, dont il n’aura effectué que la moitié.
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Diplômée de littérature, Chanel Miller a dénoncé la légèreté de la sentence et exposé les conséquences indélébiles de ce crime sur son existence en clôture du procès, dans une déclaration mise en ligne sur le site Buzzfeed et devenue virale. Prolongement de ce texte qui a fait le tour du monde et jeté une lumière crue sur sa vérité en tant que victime, J’ai un nom s’inscrit dans la même veine à la fois cash et remarquablement imagée que le texte qu’elle avait écrit pour la cour.
Avec un sens affûté de la métaphore et sans jamais céder au pathos, Miller raconte toutes les étapes de sa vie, depuis ce jour où elle s’est réveillée dans un hôpital sans savoir ce qu’elle faisait là, les cheveux parsemés d’aiguilles de pin. La procédure médico-légale, la vie suspendue pendant un procès qui s’étire, les cauchemars et les effets à long terme du traumatisme, mais aussi la double vie qu’elle a menée pendant plusieurs années, tandis que son histoire s’affichait en une des journaux et qu’elle, restée anonyme, n’en avait rien révélé à ses proches (à l’exception de sa famille immédiate). Fine analyste, Chanel Miller dénonce aussi les manquements du système judiciaire et les réflexes sexistes d’une société qui condamne encore plus facilement les victimes que leurs bourreaux. Nous l’avons rencontrée lors de son passage à Paris.
Après être restée anonyme pendant des années, tu as finalement divulgué ton visage et ton nom au moment de la sortie de ton livre aux Etats-Unis, en 2019. Comment as-tu vécu cette rupture d’anonymat?
Être anonyme ne rend pas invulnérable, au contraire. J’avais l’impression de me cacher sans cesse sous une couverture, que n’importe qui aurait pu soulever à tout moment. On ne se sent donc jamais totalement en sécurité, même lorsqu’on est à l’abri des regards. A contrario, quelque chose de très puissant se joue quand on décide soi-même d’aller sous le feu des projecteurs. Une grande partie du pouvoir vient du fait de choisir, or le choix est un élément très important qui nous est confisqué au moment d’une agression. J’ai donc eu le sentiment que ce pouvoir de décision était restauré.
Tu as toujours écrit et participé à des ateliers d’écriture, et ce bien avant d’être agressée. Il semble pourtant que tu aies mis un certain temps avant de pouvoir prendre la plume et raconter ton expérience. Y a-t-il un temps pour l’écriture et si oui, quel a été le tien?
Quand j’ai commencé à écrire ce livre, je me suis dit que j’allais travailler de 9h à 17h, comme si j’allais au bureau chaque jour dans le cadre d’un boulot normal. Mais je me suis mise à lire tous ces rapports de justice que je n’avais pas lus avant et cela m’a beaucoup choquée. Le procès a duré près de trois semaines, dix huit personnes différentes ont témoigné et je n’avais pas le droit d’être dans la pièce la plupart du temps. Il y a donc beaucoup de choses que je ne savais pas, que personne ne m’avait divulguées. Les lire m’a fait l’effet de rouvrir toutes mes blessures. C’était tellement douloureux qu’à certains moments, je ne pouvais plus travailler. Certains jours, j’étais trop à vif et vulnérable pour affronter ça. Quand on tient le livre entre les mains, on voit une écriture continue, mais ce n’est qu’un résultat; il devrait y avoir aussi beaucoup de pages blanches, pour les jours où je n’ai pas réussi à y ajouter une seule ligne.
Avant même ce travail d’écriture, tu expliques dans le livre que tu avais pris des notes dans ton téléphone. Cela a-t-il commencé juste après l’agression? Le besoin d’écrire s’est-il tout de suite fait ressentir?
J’ai toujours tenu des journaux de façon très naturelle. Mais quand on traverse des choses vraiment douloureuses, on se met parfois instinctivement à ne pas vouloir les documenter, dans l’espoir de les oublier aussi vite que possible. Quand on m’a informée qu’en cas de victoire au procès, j’aurais le droit d’écrire une déclaration sur mon ressenti de victime et de la lire devant la cour, j’ai commencé à noter des détails dans mon téléphone. J’écrivais les petites choses que j’avais entendues, observées ou ressenties, et je refermais la note. Quand le moment est finalement arrivé, j’avais des dizaines de pages de matière pour travailler. Ce sont des souvenirs dont on veut se débarrasser mais qui ont en réalité beaucoup de valeur. Mon conseil: si quelque chose vous met mal à l’aise ou vous fait souffrir, écrivez-le, car ce sont en fait vos tripes qui essaient de vous dire quelque chose.
Dans beaucoup de cas, les survivantes n’écrivent pas ni ne prennent la parole. Comprends-tu cela? Le silence a-t-il déjà été une option pour toi?
Bien sûr, j’ai essayé de rester silencieuse autant que j’ai pu! (Rires.) En dehors de ma famille, la seule personne à laquelle je me suis confiée c’est ma boss, quelques mois après l’agression, car je n’arrivais plus à travailler, j’ai dû donner ma démission. Je ne voulais même pas aller voir une psy au départ; je me suis résignée seulement trois semaines avant de devoir témoigner. Je lui ai demandé de m’apprendre à parler, car sinon on m’aurait posée là et je serais restée silencieuse. Voilà l’impact que cette agression a eue sur moi, qui suis pourtant entraînée depuis des années à raconter des histoires.
Pour toi, même si ton agresseur a été reconnu coupable, la justice et la reconnaissance sont principalement venues des gens, de l’opinion, quand ta déclaration est devenue virale. Que réponds-tu à celles et ceux qui pensent que la justice doit être rendue dans un tribunal et non sur les réseaux sociaux?
Je leur demande comment. (Rires.) Expliquez-moi point par point comment on s’y prend, pour que justice soit rendue à une victime de viol dans un tribunal. Et pour commencer par le début: où va-t-elle pour se faire examiner? Beaucoup d’hôpitaux ne pratiquent pas la médecine légale. Même à l’hôpital de Stanford, qui est à la pointe, ils ne le font pas! On a dû m’emmener en ambulance à 30 minutes au sud pour que je me fasse examiner. Donc les étudiantes de Stanford qui sont violées, on leur commande un Uber, ça se passe comment? et on vérifie qu’elles gardent bien les mêmes vêtements déchirés, qu’elles ne vont pas pisser au risque de perdre de précieux indices? Personne ne nous apprend à préserver les preuves. Nous ne sommes pas des détectives, mais des gens. La justice est pour moi un miroir aux alouettes. Car même si on l’obtient, qu’est ce qu’on y gagne? Mon agresseur n’a rien appris, alors à quoi bon? Sa peine très courte a mis tout le monde en colère mais pour moi, elle pourrait être acceptable s’il avait changé. Ce qui est dérangeant, c’est qu’il est entré dans ce procès avec l’illusion qu’il peut faire ce qu’il veut, et qu’il en est ressorti avec peu ou prou le même sentiment. Et je voudrais aussi clarifier autre chose: on ne gagne pas un seul centime quand on attaque quelqu’un au pénal. Si j’avais voulu de l’argent, il aurait fallu que je lui intente un procès au civil, qui m’aurait coûté encore trois ans de ma vie.
A un moment du procès, tu t’es rendu compte que c’était ton agresseur qui était dépeint comme la victime, au tribunal et dans les médias. Quel système se met en route pour en arriver là?
C’est étrange car au début, je voulais me débarrasser de cette étiquette de victime. Et la seconde d’après, c’est lui qui a accepté avec plaisir cette dénomination. C’était dérangeant de voir que la presse l’avait surnommé “visage d’ange” et avait utilisé un portrait de lui souriant dans un costume, au lieu des photos de son arrestation. Ils se sont beaucoup appuyé sur son image, arguant que quelqu’un qui ressemble à ça ne peut pas être un criminel. Ce ne sont pas les attributs que nous associons au danger. Et c’est son privilège. D’un autre côté, je rejette aussi cette narration qui fait de lui un être mauvais, un monstre. Tout mon propos, c’est justement qu’il s’agit d’une personne ordinaire. C’est cette personne avec laquelle vous allez à l’école. C’est votre voisin. C’est votre ami. Il peut être gentil avec une partie de son entourage et néanmoins faire du mal à une femme ou une personne vulnérable.
Lis-tu toi-même des livres sur le sujet ou regardes-tu des séries qui en parlent, comme par exemple I May Destroy You?
Je suis intéressée par les différentes façons dont cette histoire peut être racontée. J’ai parlé avec beaucoup d’éditeur·rice·s avant d’écrire le livre et la raison pour laquelle j’ai choisi la mienne, c’est parce qu’elle était la seule à mentionner qu’elle avait vu de l’humour dans ma déclaration, un peu d’esprit. et c’était très important pour moi de préserver ce côté-là. Ces histoires sont évidemment brutales, crues et difficiles à lire, mais elles peuvent être racontées de tas de façons. I May Destroy You en est un très bon exemple.
Avant d’être agressée, tu voulais écrire des histoires pour enfants; où en est ce projet?
C’est en train de se passer! Je travaille là-dessus actuellement. Je suis une créative, et je continuerai toujours à me réinventer en dehors de cette histoire.
J’ai un nom, de Chanel Miller (Editions du Cherche-Midi), disponible
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