Le philosophe critique de l’islam, Abdennour Bidar, multiplie les projets. Son objectif : penser le « libre ensemble ». Pour cela, il a lancé un mouvement, Fraternité générale et écrit un livre, « Quelles valeurs partager et transmettre aujourd’hui ? » Portrait d’un artisan du lien qui pense la place du spirituel dans la société.
« Petit, je rêvais de devenir trappeur au Canada !, s’amuse Abdennour Bidar. Je n’ai toujours pas abandonné l’idée. Les montagnes, les grands fleuves… Je ressens une énergie et une jubilation créatrices dans la nature. » A 45 ans, le philosophe auvergnat devenu parisien multiplie les incursions dans les médias, interpellés par son diagnostic sur l’islam et notre temps. Une question qui a occupé une grande partie de sa carrière d’intellectuel et éveillé son sens de la responsabilité « en tant que musulman et penseur réconcilié« .
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Réconcilié. Un mot choisi, fenêtre sur son enfance passée dans les quartiers Nord de Clermont-Ferrand. Abdennour Pierre Bidar est le fruit de deux cultures. Elevé dans la tradition soufie par sa mère, médecin catholique convertie à l’islam, et discipliné par le fondamentalisme de son père adoptif, Marocain berbère proche du mouvement du Tabligh. C’est auprès de son grand-père, paysan et ancien résistant communiste, qu’il fait ses premières expériences d’une spiritualité sans religion : « Il trouvait sa transcendance dans la terre et dans l’être humain. » Un rapport à la nature qu’il lui a transmis. Le philosophe éprouve ainsi régulièrement l’urgence de retrouver les paysages d’Auvergne, où il possède une petite maison, loin du tumulte de la capitale. Un retour à la terre « volcanique et puissante » de son enfance.
Soufisme et ovalie
De sa jeunesse, il garde de bons souvenirs. « Ça a été pour moi une longue conversation spirituelle. » Intéressé très tôt par la métaphysique, sa mère le prend, dès 5-6 ans, comme « interlocuteur spirituel« . Ensemble, ils s’engagent sur un chemin de sens et de questionnement. A 15 ans, Abdennour dénote. Quand il ne lit pas les œuvres de Râmana Maharshi, mystique indien, c’est sur les terrains de rugby ou dans les champs de son grand-père qu’il passe ses journées. « A l’époque, j’avais le sentiment de vivre dans un monde clos, terriblement horizontal. » A 19 ans, il intègre ainsi une confrérie soufie à la recherche de transcendance. De cette expérience qui durera près d’une décennie, il écrira un livre, Self islam (2006), et conservera une défiance envers toutes formes de dogmatisme. « Il fallait se soumettre à des règles religieuses et observer le culte de la personnalité du maître. J’étais trop indépendant pour avoir un maître. Alors, quand j’ai senti que ma liberté de choix et de conscience était en danger, je suis parti. »
S’en suit « une traversée du désert sociale et spirituelle« . Eprouvante mais féconde. « J’étais vidé de toute substance, j’avais l’impression d’être en état de mort clinique. » Après de longues semaines dans l’obscurité, il revient pacifié : « J’avais réussi à réconcilier ce que j’avais vécu comme des contradictions : mes héritages musulmans et occidentaux. » Au même moment, les tours jumelles du World Trade Center s’effondrent et l’islam et le religieux font un retour fracassant sur la scène politique et internationale.
Du fin fond de la Corrèze aux plateaux télé
Abdennour Bidar éprouve alors le besoin de témoigner. En 2003, il propose sa « Lettre d’un musulman européen » à la revue Esprit et décroche une collaboration régulière. « Il faut imaginer qu’à ce moment là, je vivais dans un hameau de 15 habitants, au fin fond de la Corrèze« , s’étonne-t-il encore. Au fil de ses écrits, il comprend que sa vocation philosophique est de questionner le spirituel. Et si l’islam a constitué une porte d’entrée, il pressent que son intérêt transcende la question des religions.
En quelques années, il publie successivement quatre ouvrages sur l’islam. « J’ai voulu dépasser les déclarations de principe, voir si l’islam passait l’épreuve de vérité des droits de l’Homme et celle de la rationalité moderne« , explique-t-il. Comme pour l’ensemble de ses écrits, le philosophe cherchera à articuler une pensée et un parcours personnel et proposera : « une philosophie à la première personne« . « Je me suis demandé comment hériter d’une religion qui m’avait été enseignée de manière dogmatique. » Il théorise alors une « infidélité fidèle » aux traditions et aux héritages. Une posture qui lui vaudra quelques inimitiés et l’attention des médias.
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Mais c’est avec Comment sortir de la religion (2012) que s’achève sa mue. L’intellectuel se transforme petit à petit en homme de terrain. « C’est un mystique de l’action« , explique son ami, le philosophe Frédéric Lenoir. « Sa spiritualité s’incarne dans l’action, il s’engage dans la cité pour améliorer le monde. » Depuis quelques années, celui qui se définit comme « méditant engagé » multiplie les projets : devenu chargé de mission sur la pédagogie de la laïcité, il crée des outils de formation pour les enseignants, les chefs d’établissement et les inspecteurs. Rédacteur de la charte de la laïcité à l’école, il a sillonné la France pendant quatre ans, de la Martinique à la Creuse, pour présenter l’esprit du texte et ses objectifs au corps professoral. Il a également travaillé sur la mise en place de l’enseignement civique et moral, au programme depuis la rentrée 2015. « Bien sûr, il était hors de question de créer une morale d’Etat ou une morale à la papa, mais simplement de permettre à tout le monde de s’approprier ce questionnement. »
« Je sais que je sonne comme un Don Quichotte »
Ces quatre années sur les routes lui ont fait prendre conscience de la soif de sens qui traversait notre époque. « Tout à coup, je me suis senti moins seul« , glisse-t-il. Il se réjouit de voir émerger une nouvelle génération qui exige de l’authenticité. « Si je propose à mon fils de 23 ans de faire de bonnes études pour avoir un job stable et bien payé, il va me regarder comme si je venais du Moyen-Âge ! » Unique mention, discrète, de ses trois enfants. Très présent à la télévision, à la radio ou dans les journaux, le philosophe contraint sa nature réservée. Son objectif : repenser les liens de la société, créer un alphabet spirituel et éveiller la dynamique d’action des citoyens.
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Depuis son Plaidoyer pour la fraternité (2015), nombreux sont les intellectuels qui le placent dans la case des gentils idéalistes. « Il est perçu par certains comme un peu trop naïf« , confirme Frédéric Lenoir. « Quand il parle d’amour, de fraternité, ce sont des concepts hyper usés dans l’esprit de certains universitaires, mais Abdennour s’adresse au grand public pour qui ces concepts sont très parlants. Ce qui déroute ses pairs, c’est qu’il ne cherche pas à avoir l’air intelligent, il veut juste dialoguer avec les gens« , ajoute-t-il. Pour l’ancien directeur de la rédaction du Monde des religions, l’époque se prête à l’émergence de ces voix sincères qui pensent des notions simples qui touchent le cœur des gens. « Je sais que je sonne comme un Don Quichotte avec mon projet de civilisation. Mais autant commencer maintenant et avec les moyens dont on dispose ! » se défend Abdennour Bidar.
Avec le mouvement Fraternité générale, qui propose des activités culturelles, sportives et citoyennes du 02 au 10 novembre partout en France, il espère apporter un élément de réponse aux traumatismes qu’ont laissé les récents attentats. Réinvestir la notion de collectif et celle de valeurs communes. Une intention qu’il prolonge dans son dernier livre Quelles valeurs partager et transmettre aujourd’hui ? (Albin Michel). Il y propose trente valeurs sur lesquelles s’appuyer pour préparer l’avenir. « Crier nos colères ne suffit pas, cela ne donne pas un cap ou un projet. Il faut réfléchir à comment passer de l’indignation à quelque chose de fécond« , constate le philosophe. Un conseil qu’il tente, aux côtés d’Inès Weber, psychologue clinicienne, de mettre en pratique avec le Centre Sésame, un espace d’exploration et de partage autour de la spiritualité, au carrefour du politique, lancé en août 2015.
Entre Râmana Maharshi et Asimov
Lors de la première rencontre de l’année, lundi dernier, au forum 104, Abdennour Bidar confiait à l’assemblée : « Je ne commence jamais par réfléchir, sinon je ne pense jamais. » La formule est déroutante venant d’un intellectuel. De ses années soufies, il a conservé la pratique de la méditation et un besoin de silence. Et quand la méditation ne suffit pas, il ouvre un roman de science-fiction. En ce moment, il est plongé dans la lecture de L’homme bicentenaire d’Asimov. « Un jour, je participais au salon du livre de Radio France et je me suis retrouvé assis à côté de Pierre Bordage. J’étais comme un gosse, un vrai fan ! » Et si ceux qui traitent Abdennour Bidar de Candide avaient raison ? Il a la spontanéité, l’optimisme et l’enthousiasme du personnage de Voltaire. Le tout sans aucune posture.
Elisa Thévenet
Abdennour Bidar, Quelles valeurs partager et transmettre aujourd’hui ?, Albin Michel, 2016.
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