Dans Fabuler la fin du monde, le professeur de littérature comparée Jean-Paul Engélibert montre en quoi la prolifération de fictions apocalyptiques peut nous être utile. Un essai stimulant.
Au cinéma, en littérature, dans les séries et même la musique (Too Much Tension !, de Mystery Lights, sorti en mai), l’apocalypse est partout. On ne compte plus le nombre de récits nous projetant dans un futur sombre : tantôt totalitaire (The Handmaid’s Tale), tantôt condamné par une catastrophe inéluctable (Melancholia de Lars von Trier) ou encore réduit au quasi-néant par un cataclysme inconnu (La Route, de Cormac McCarthy). L’omniprésence de ces scénarios d’effondrement témoigne, bien sûr, de nos désillusions face aux promesses non tenues du progrès, de nos inquiétudes devant l’évident désastre écologique causé par l’activité humaine et de notre sentiment d’impuissance. Est-ce à dire pour autant que ces histoires ne font que s’amuser cruellement de nos peurs et les commercialiser ? Contrairement à une opinion répandue, en prophétisant la fin du monde, les œuvres de fiction ne font pas toutes acte de nihilisme. C’est ce que montre le professeur de littérature comparée Jean-Paul Engélibert, dans un essai éclairant, Fabuler la fin du monde – La puissance critique des fictions d’apocalypse (La Découverte). “Il faut l’affirmer contre la doxa : c’est la catastrophe qui mène à l’utopie, et non l’inverse”, affirme-t-il. Entretien.
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Dans votre livre vous distinguez l’apocalyptisme nihiliste, que vous laissez de côté, de l’apocalyptisme critique. Comment définissez-vous votre objet d’étude ?
Jean-Paul Engélibert – Mon objet, ce sont les fictions apocalyptiques qui adoptent un point de vue critique sur le monde contemporain. Ce ne sont pas les apocalypses qui jouent sur la jouissance du mal, mais au contraire celles qui problématisent la question de la fin. C’est une question qui nous met tout de suite dans la difficulté du sujet : la frontière entre les fictions qui nous font jouir de la destruction et du spectacle de la violence, et les fictions qui problématisent la violence n’est jamais assurée. Elle peut passer à l’intérieur d’une œuvre elle-même. Mon objet est vraiment de réfléchir sur la manière de se préoccuper de la fin, la représenter, nous fait réfléchir sur le monde contemporain et nous donne prise pour agir sur lui. Mais je reconnais que la plupart des fictions apocalyptiques sont violentes.
La complexité de cette définition apparaît dans le roman La Route de Cormac McCarthy, où tout ne semble être que désolation et survie dans un monde postapocalyptique. Pourquoi s’inscrit-il tout de même dans le courant critique ?
Je ne fais pas de différence entre apocalyptisme critique et post-apocaliptisme. Pour moi, toutes les fictions postapocalyptiques sont des fictions critiques. Qu’on se situe dans la période qui précède immédiatement la fin – c’est-à-dire le moment de la catastrophe terminale –, ou après, tous ces scénarios reviennent à questionner l’apocalypse. Ils examinent ce qui se passe au moment de la fin. Ils nous ramènent sur terre, et posent la question de l’après. La Route est une des fictions les plus intéressantes de cet ensemble. Elle représente de manière très elliptique la fin de notre monde dans un retour en arrière, quand le père se souvient des explosions qu’il regardait de loin. Puis elle problématise notre rapport à cette fin. Jusqu’où voulons-nous survivre dans ce monde désolé ? Et dans quelle mesure sommes-nous prêts à lutter pour que quelque chose de neuf émerge ? Tout l’enjeu du roman est là : à quels sacrifices le père est-il prêt pour accompagner son enfant, qui est la promesse d’un autre monde.
Les œuvres que vous avez choisies sont majoritairement contemporaines, mais vous expliquez qu’il y a une longue tradition de fictions d’apocalypse. En littérature, quel est le point commun entre Le Dernier Homme de Cousin de Grainville, premier roman du genre publié en 1805, les livres de Barjavel marqués par le contexte de Guerre froide, et ceux de Margaret Atwood ou de Cormac McCarthy ?
Le point commun, c’est que tous ces romans se situent par rapport à la modernité occidentale. Cousin de Grainville, un homme formé au XVIIIe siècle, voit les premiers effets de la révolution industrielle, il voit les effets de la transformation du monde qui commence sous ses yeux, et écrit une fiction d’apocalypse qui n’est pas une apocalypse chrétienne, comme on pouvait en écrire jusque-là. Il écrit une fiction dans laquelle ce sont les entreprises techniques des Européens qui produisent des réponses surnaturelles, sous forme de catastrophes géologiques et cosmiques. Le monde physique répond par des catastrophes qui stérilisent la terre aux entreprises techno-industrielles des humains. Dans sa vision, il n’y a pas d’après, c’est une fin définitive. Mais son discours est déjà critique vis-à-vis de la modernité, et il n’est pas tout à fait réductible à une vision religieuse, réactionnaire. Par la suite, c’est une critique de l’idéologie du progrès qui s’exprimera dans tout le XIXe siècle à travers les fictions d’apocalypse qui sont de plus en plus nombreuses. Sans parler du XXe.
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Au cinéma, vous analysez trois films : Le Dernier Rivage, 4 h 44 Dernier jour sur Terre et Melancholia. En quoi leur représentation respective de la fin du monde diffère-t-elle du Jour d’après ou de 2012, des blockbusters dont vous vous démarquez ?
Cela se voit spécifiquement au cinéma. Dans On The Beach [« Le Dernier Rivage », en français, film de Stanley Kramer sorti en 1959, ndlr], l’apocalypse vide de sens les actions ordinaires. Elle les néantise par rapport à l’énormité de l’enjeu. Cela a pour effet de vider l’action cinématographique – au sens de l’intrigue -, de toute sa portée. Le cinéma se transfère vers d’autres centres d’intérêt. C’est le sens même de l’action qui se transforme. L’action n’est plus qu’attente de ce moment terminal, et le film lui-même n’est plus qu’attente. Ça transforme essentiellement le sens de l’action, qui prend un sens à la fois esthétique et ontologique.
Dans les blockbusters qui jouent sur le spectaculaire, au contraire, l’action est toujours prépondérante. Il faut du suspense, des coups d’éclat… Le modèle scénaristique hollywoodien reste opérant, et y est même plus qu’ailleurs. Dans On The Beach, on est dans ce que Deleuze appelle un “cinéma de la modernité” : le schème de la continuité de l’action se rompt, on est dans un cinéma de l’attente, de l’étirement du temps.
Des géants de la pop culture comme Avengers End Game ont un tropisme pour la collapsologie. Comment analysez-vous cela ? Prise de conscience sincère ou récupération ?
Je n’ai pas vu ce film, mais je dirais que je soupçonne la récupération. Pour citer un autre exemple, Avatar est un blockbuster énorme qui joue aussi sur la préoccupation écologique, mais James Cameron a investi beaucoup de dollars dans un projet d’extraction minière sur les astéroïdes, après le succès de son film. Cela en dit long sur la sincérité de ce qui est en jeu dans le film.
Vous faites un lien assez paradoxal a priori entre ces fictions et l’utopie. Pourquoi est-ce “la catastrophe qui mène à l’utopie, et non l’inverse”, comme vous l’écrivez ?
Effectivement ça ne va pas de soi, mais un exemple le montre bien. Dans Malevil de Robert Merle [paru en 1972, ndlr], la guerre atomique qui détruit le monde survient au début du roman, et après une soixantaine de pages, il n’est plus question que de la reconstruction. L’événement qui met fin à notre monde est un événement dont on n’a pas grand-chose à dire en lui-même, mais il sert à faire table rase, à anéantir le monde. A partir de là, il y a un monde en reste, des survivants. Que faire avec ce qui reste, comment vivre dans les ruines, comment faire émerger quelque chose ? C’est là qu’il y a un rapport avec l’utopie : dans des conditions données au début du livre, comment reconstruire, sur quels principes ? Une communauté s’organise, sacralise la commune qui s’établit dans un château… Ça fonctionne exactement comme les utopies du XVIIIe siècle. On élabore une petite société, et on examine comment fonctionne. C’est un modèle narratif que Robert Merle connaissait bien : on a d’ailleurs comparé le roman à une robinsonnade. Le modèle des fictions du XVIIIe siècle était là. Le début de la trilogie MaddAddam, de Margaret Atwood, est aussi une robinsonnade.
“Ces fictions de la fin créent un espoir, dans une période qui n’en a plus. Nous devons nous en servir pour faire émerger la promesse d’autre chose”
Dans une période comme la nôtre, marquée par la fin des utopies et par le présentisme (un rapport fermé à l’avenir), ces œuvres permettent-elles de se projeter dans le futur ?
C’est peut-être beaucoup dire, mais elles font en tout cas émerger une promesse, au-delà de la destruction. On est dans un même type de rapport au temps que celui qu’Anna Tsing élabore dans Le Champignon de la fin du monde : il s’agit d’apprendre à vivre dans les ruines du capitalisme. Aujourd’hui, il y a une conscience de plus en plus aiguë d’un effondrement qui vient. Et cet effondrement est souvent pensé de la même manière que le Grand soir à l’âge des révolutions, c’est-à-dire comme quelque chose qui va survenir un jour, et le lendemain plus rien ne sera comme avant. Dans une certaine mesure, ces fictions procèdent encore de ce mythe-là. Mais dans cette mesure même, elles créent un espoir, dans une période qui n’en a plus, et qui n’a plus de rêves politiques. Nous devons donc nous servir des fictions de la fin, pour faire émerger la promesse d’autre chose. La fin nous ramène à notre condition terrestre, et en même temps nous donne la possibilité d’un avenir, et nous appelle à l’action.
Encouragez-vous les jeunes qui manifestent pour le climat à puiser dans ces œuvres ?
J’encourage tout le monde à lire des romans ! Je pense qu’ils sont plus souvent de nature à nous faire toucher les problèmes contemporains que les essais. Il y a une phrase de Percy Bysshe Shelley que je cite en exergue du livre, qui dit que “la faculté créatrice d’imaginer ce que nous savons nous manque” [dans Défense de la poésie, 1821, ndlr]. Nous avons besoin d’imaginer ce que nous savons. Nous savons très bien que l’effondrement vient, mais nous avons beaucoup de mal à l’imaginer. Nous savons que notre société est en train de s’effondrer, mais nous n’arrivons pas à imaginer comment. Les romans et les films essaient de nous encourager à l’imaginer, de nous permettre de l’imaginer. Il n’y a pas de meilleur moyen de se représenter notre avenir.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Fabuler la fin du monde. La puissance critique des fictions d’apocalypse, de Jean-Paul Engélibert, éd. La Découverte, 240 p., 20 €
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