Le 15 octobre 1983, un groupe de jeunes entamait une marche à travers la France pour dénoncer les crimes racistes dont ils étaient victimes. Où en est-on trente ans après? Nous avons posé la question à trois personnalités ayant travaillé sur le sujet.
Quand, il y a trente ans, Toumi Djaïdja et ses amis ont entamé leur Marche pour l’égalité et contre le racisme, ils voulaient avant tout dénoncer les violences quotidiennes que les immigrés enduraient en France. Lui-même blessé par balles par la police alors qu’il tentait d’aider un adolescent de sa cité des Minguettes à Vénissieux, Toumi Djaïdja a voulu répondre par une action non-violente inspirée de Gandhi et de Martin Luther King. Si l’initiative de SOS Avenir Minguettes a à l’époque suscité l’enthousiasme, rassemblé petit à petit cent mille personnes, et débouché sur la création de la carte de séjour valable dix ans, elle n’est pas entrée dans l’histoire. Aujourd’hui, alors que sort bientôt un long-métrage consacré à cet épisode, seulement 23% des Français savent ce qu’est la Marche pour l’égalité. Elle n’a pas non plus métamorphosé le sort des banlieues ni celui de ses habitants. Le droit de vote pour les étrangers, qui était déjà une revendication en 1983, n’est toujours pas d’actualité, et la jeunesse des quartiers se sent toujours isolée. Alors faut-il marcher à nouveau?
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“Il faut refaire une marche, mais qui ne serait pas la marche des beurs”
Nadia Hathroubi-Safsaf, journaliste, auteure de 1983-2013, La Longue marche pour l’égalité (Les points sur les i)
“Je me pose la question de savoir si les enfants d’immigrés sont condamnés à marcher. C’est comme ça que je conclus mon livre et c’est un peu ma crainte. J’ai l’impression qu’on revit aujourd’hui le contexte de 1983. Ils avaient le choc pétrolier, les usines qui ferment et la percée du Front National, notamment à Dreux en septembre 1983. Nous avons la crise, le repli identitaire et le climat malsain de montée du FN à nouveau. Je n’ai pas attendu les résultats de l’élection de Brignoles pour voir que la gauche ne prenait pas la mesure du danger, ni que la droite draguait sur les terres de ce parti. On n’a pas tiré les leçons du 21 avril 2002. À chaque époque, son bouc émissaire, et j’ai l’impression que la nôtre a choisi les musulmans, en faisant des amalgames entre musulman, immigré et habitant des quartiers populaires. Je voudrais qu’en 2013 on n’ait pas à refaire de marche, mais il y a encore beaucoup de choses à conquérir. Je me demande si mes enfants, qui seront nés de parents français, seront encore considérés comme des enfants d’immigrés? Pour cette raison, je crois qu’il faut refaire une marche, mais qui ne serait pas la marche des beurs: elle serait interculturelle et reflèterait les nombreuses communautés qui vivent en France.”
“A l’époque, on tuait des gens à cause de leurs origines”
Hafsia Herzi, comédienne, à l’affiche du film La Marche (sortie le 27 novembre 2013)
“Je ne crois pas qu’on ait besoin d’une nouvelle marche, le racisme est quand même beaucoup moins présent qu’avant. A l’époque, on tuait des gens à cause de leurs origines, c’était il y a seulement trente ans en France! Aujourd’hui, il y a encore des crimes racistes, mais les mentalités ont évolué. Et puis, ce serait plus dur de rassembler du monde: avec la crise, les jeunes galèrent, ils ne se sentent pas entourés. À Marseille, la ville d’où je viens, il y a beaucoup de chômage et la population est toujours très pauvre. Personnellement, je n’ai jamais souffert du racisme, j’ai grandi dans les quartiers Nord où l’on vivait tous ensemble. Ma mère, elle, en a été victime, et j’ai évidemment pensé à elle en jouant dans ce film. Avant le tournage, je connaissais mal cet épisode, j’en avais vaguement entendu parler. Je l’ai découvert pendant mes recherches, en lisant et en regardant beaucoup de documentaires et d’images d’archives. Je ne comprends pas pourquoi on a enfoui cet évènement, alors que ces jeunes ont fait un truc incroyable! Je suis très fière de contribuer à faire connaître l’histoire de cette marche, que beaucoup de gens de ma génération ne connaissent pas. C’est aussi à ça que sert le cinéma: à faire passer des messages.”
“S’il y avait une mobilisation aujourd’hui, elle prendrait certainement une forme différente”
Rokhaya Diallo, journaliste, auteure du documentaire Les Marches de la liberté (diffusion sur France Ô le 3 décembre à 22h15)
En 2013, nous avons toutes les raisons de marcher à nouveau. La situation a changé depuis 1983, mais aujourd’hui, il y a toujours les contrôles d’identité au faciès, la discrimination au logement et à l’emploi, et le gouvernement ne prend aucune mesure pour lutter contre ça. Heureusement, il y a quand même quelques progrès: une Garde des Sceaux noire et une Porte-parole du gouvernement d’origine maghrébine, cela n’aurait pas été imaginable il y a trente ans. S’il y avait une mobilisation aujourd’hui, elle prendrait certainement une forme différente qu’une marche car notre génération a davantage la culture du happening, elle a d’autres moyens pour se faire entendre avec Internet. La différence avec les jeunes de la Marche pour l’égalité, c’est qu’aujourd’hui il n’y a plus vraiment d’espoir. Notre génération est celle des enfants des marcheurs de 1983, et c’est triste de voir qu’elle doit encore lutter, que les quartiers populaires se sont appauvris et qu’on n’a pas réussi à faire rentrer cet évènement dans les mémoires. C’est bien qu’un film sorte sur le sujet, cela va permettre de faire connaître cette histoire. Aux États-Unis, un tel film serait sorti dans les années 80, chez nous il aura fallu trente ans, avec une scénariste -Nadia Lakhdar- qui porte le projet depuis dix ans!”
Myriam Levain
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