Le groupe de lecture est à nouveau sexy. A la fois fer de lance d’une performance inclusive et véritable phénomène internet, le Young Girl Reading Group donne aux millenials les outils théoriques de l’émancipation.
Dans son livre coup de poing paru à la rentrée, la philosophe Elsa Dorlin dressait la généalogie des pratiques d’auto-défense mises au point par les minorités au long de l’histoire. Parmi les nombreuses « éthiques martiales de soi » détaillés par Se Défendre, il en manquait peut-être une, encore trop récente pour y figurer : lire. Lire, et le faire à plusieurs ; lire, et y engager son corps.
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Lorsqu’Egle Kulbokaite et Dorota Gaweda se rencontrent à la Royal Academy à Londres au début des années 2010, le collectif Tiqqun vient de publier Premiers matériaux à une Théorie de la Jeune Fille. Dans ce brûlot désormais épuisé mais qui circule en ligne avec une frénésie de type Bitcoin, les jeunes philosophes anarchisto-situationniste brossent le portrait d’un personnage conceptuel d’un nouveau type : la dénommée Jeune-Fille. Si l’on imagine déjà la cyber-naïade, on se trompe. Car la Jeune Fille n’a pas de genre, pas plus qu’elle n’habite un corps individuel : derrière elle se cache chacun de nous, victime des dictats impersonnels que fait peser le néolibéralisme sur nos conceptions de la beauté, du corps, du genre, de la sexualité et de la jeunesse éternelle. La Jeune-Fille a beau avoir l’air séduisante, elle est redoutable et attire pour mieux régner. C’est un concept auquel on obéit d’autant plus aveuglément qu’elle n’existe pas en tant que telle, circulant désincarnée et se nourrissant des masses serviles des travailleurs de l’économie immatérielle.
Le corpus techno-féministe sort de l’ombre
Derrière les grands mots, la dénonciation frappe juste. Les deux étudiantes en art, l’une en curating et l’autre en performance, sont intriguées et surtout interpellées. Au cours de leur cursus, la théorie contemporaine est peu présente et le corpus de textes techno-féministe entièrement passé sous silence. « Nous avions l’impression de passer à côté de quelque chose« , se souvient le duo d’origine lituanienne, désormais basé à Bâle après un passage par Berlin. « La théorie de la Jeune-Fille avait soulevé chez nous tout un tas d’interrogations, et en en parlant autour de nous, nous nous sommes rendues compte que beaucoup de personnes les partageaient« .
En 2013, elles décident de créer un groupe qui approfondirait par la lecture d’autres textes la manière dont la technologie agit sur nos conceptions intimes de l’image de soi, de l’identité et de la relation à autrui. Le Young Girl Reading Group était né. « Nous avons commencé à nous réunir toutes les semaines autour d’un texte à lire. Le but n’était pas d’arriver préparer mais d’en faire l’expérience ensemble« . Au programme, Silvia Federici et son livre Calban et la sorcière, Sadie Plant, Rosi Braidotti, Shulamith Firestone, Donna Haraway, Ursula K. Le Guin, Octavia Butler, Paul. B. Preciado, Nina Power, Richard Sennett, Luce Irigaray ou encore le collectif xénoféministe Laboria Cuboniks.
Young Girl Reading Group essaime et fait des émules. Déjà parce que chaque session est dûment annoncée sur les réseaux sociaux par un trailer et un événement dont les visuels font mouche. Rien de poussiéreux ici, mais une esthétique web néo-rave qui aurait tout aussi bien pu annoncer la prochaine soirée d’internet wave d’un club underground. La théorie était à nouveau devenue sexy, et surtout, elle devenait à son tour une expérience collective générationnelle. « Nous avons toujours été attentives à l’image et pour nous, il était important de faire circuler ce qui nous tenait à cœur, ces textes. C’est aussi une manière de prolonger le personnage de la Jeune-Fille et de son devenir-image« .
Aujourd’hui, le groupe facebook du même nom a repris le flambeau de rassembler et d’offrir une plateforme d’échange à une communauté post-nationale et post-genre. Et surtout, le club de lecture a infiltré le monde de l’art par la porte de la performance. « Lire à haute voix comme nous le faisons depuis les débuts du groupe, c’est aussi faire l’expérience de son corps, du corps collectif qui se forme lors des rassemblement, et d’explorer certains affects comme l’intimité, l’empathie et un certain inconfort lié à la mise en scène de soi. Lorsque nous avons commencé à transporter l’expérience dans des contextes artistiques, nous avons toujours voulu garder cette dimension. Les lecteurs, les performeurs, ce sont nos amis proches, les amis de nos amis ou des personnes ayant participé au groupe « .
Performance, mode, web-culture et théorie critique : pour un arsenal millenial
Le week-end des 6, 7, 8 avril au Palais de Tokyo, le Young Girl Reading Group participe au festival de performance Do Disturb, sur l’invitation du curateur Vincent Honoré de la Hayward Gallery. Elles y rejoueront la lecture à une main (smartphone oblige) de passages sur le boudoir issus du livre Playboy Mansion de Paul B. Preciado, entremêlé de captations vidéos et d’une attention fine à la scénographie. La mode, également, compte pour beaucoup dans l’évocation ciselée d’une génération qui dé-hiérarchise les sources et navigue avec habileté entre les couches de sens. Elles dessinent elles-mêmes une partie des habits, se disent proche de la norvégienne Anne Karine Thorbjørnsen ou du magazine avant-gardiste berlinois Gruppe et collaboreront prochainement avec l’une des coqueluches de la mode danoise, la créatrice Anne-Sophie Madsen, fer de lance d’une mode urbaine MDMA-chic.
Attirer pour mieux émanciper. Le procédé, mêlant théorie, mode et fine connaissance des mécanisme du self-branding, n’est pas sans rappeler un autre collectif habile à naviguer entre les eaux de l’art et de la web-culture : le DIS Magazine – qui entre temps, tel un phénix, s’est immolé puis réincarné en Dis.Art. D’ailleurs, le duo participait à la 9e Biennale de Berlin curatée par le collectif DIS, où elles intervenaient sur l’un des bateaux-mouches de la ville.
Lorsqu’on leur pose la question, elles hésitent. « Nous avons commencé à travailler un peu plus tard qu’eux (le collectif émerge en 2008). Le post-internet était déjà un peu post-post. Ce label est générationnel, mais cette génération ne correspondait déjà plus tout à fait à la nôtre. L’optimisme de la bulle internet et du partage libre s’était déjà mué en un certain cynisme, ou du moins une désillusion« ? Cette désillusion, c’est précisément le moteur, la force agissante derrière le groupe.
On retrouve les échos d’Elsa Dorlin, dont le mot d’ordre est justement de « travailler non pas à l’échelle des sujets politiques constitués, mais bien à celle de la politisation des subjectivités : dans le quotidien, dans l’intimité d’affects de rage enfermés en nous-mêmes, dans la solitude d’expériences vécues dans la violence« . Dans la convergence entre le personnel et le politique se perçoit en sous-texte l’héritage de la méthodologie féministe. Transformés en cyber-guerrier.e.s augmentées, leur militantisme se nourrit d’auto-organisation et rassemble les corps vulnérable qui, armés d’un arsenal théorique affûté, génèrent désormais ensemble leurs propres dynamiques de changement. Alors certes, les Young Girl Reading Group se défendent, contre le patriarcat, l’étau de la rentabilité et l’asservissement machinique. Mais surtout, elles tracent les lignes sensibles de formes de vies alternatives.
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