Hôte du Pavillon français, l’artiste Xavier Veilhan est l’une des grandes attractions de la Biennale de Venise avec son installation Studio Venezia. Rencontre avec un passionné de son et de création.
Choisi pour représenter la France à la 57e Biennale de Venise, la plus importante manifestation artistique au monde, Xavier Veilhan a transformé le Pavillon national en un studio de musique ouvert à tous. Présent sur place jusqu’à la fin novembre, il accueille chaque jour des musiciens différents, de Christophe Chassol à Sébastien Tellier, de Philippe Zdar à Eliane Radigue, en leur proposant d’enregistrer des morceaux dans le cadre somptueux d’un cocon rempli d’instruments sophistiqués, équipé par le producteur Nigel Godrich.
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Sous le regard du public, complice du travail de création sonore, les musiciens electro, pop, baroques ou expérimentaux exposent leurs secrets de fabrication. Entre performance et enregistrement, le Studio Venezia de Xavier Veilhan est une installation immersive, où l’art contemporain et la musique s’accordent harmonieusement. Un laboratoire haletant de la production musicale autant qu’une expérience singulière, propre à la volonté de Veilhan de susciter, à travers l’art, des affinités.
Studio Venezia prolonge tes obsessions de longue date : l’attention à la sculpture et à l’architecture, le rapport à la musique, la forme d’un environnement immersif… Comment as-tu conçu ce projet singulier ?
Xavier Veilhan – J’ai longtemps pensé à ce projet, mais il me manquait un élément. Je tournais autour de cette idée de l’activation par la musique sans savoir comment y parvenir. C’est dans une sorte d’errance mentale, en roulant en voiture sur des routes de montagne, qu’une idée a surgi : la forme du studio d’enregistrement ! On pense que l’inspiration, c’est ajouter quelque chose à une idée préexistante, alors que c’est souvent le contraire : faire le vide, attendre que quelque chose prenne la place de ce vide.
A partir de là, tout s’est enchaîné. Avec mes projets précédents, les portraits de grands producteurs de musique comme Quincy Jones, Daft Punk, Rick Rubin ou Moroder, ou les spectacles réalisés avec Air, Eliane Radigue, Chassol, Turzi ou Sébastien Tellier, c’est comme si j’avais dès lors tous les éléments pour constituer le puzzle. Le développement de la diffusion de la musique, son omniprésence dans nos vies, est aujourd’hui réduit à du data. J’avais envie de retrouver un stade primaire de la musique, celui de la rencontre inopinée avec un groupe de musiciens. Une musique qui ne serait pas électrifiée ni numérisée, existant à un stade moins élaboré mais beaucoup plus rare : le moment où la musique en train de s’enregistrer est encore dans un état d’errance, non figé.
Qu’est-ce qui t’intéresse dans cette manière de mettre en relation des musiciens en plein travail et un public confronté à ces répétitions ?
Ma référence, c’est le moment où l’orchestre s’accorde. On est avant le déroulé de quelque chose qui s’écrit, plutôt dans une mise en place du son. Puis, cela va être capté, enregistré et diffusé. Le fait que l’on puisse stocker la musique n’est pas très vieux, cela a une centaine d’années. Stocker la musique, c’est pouvoir la retraiter : la technologie a changé l’approche de la musique. Et en même temps, cette possibilité de revenir sur la musique a créé un intérêt différent pour le moment du live.
Aujourd’hui, un groupe qui ne joue pas sur scène ne peut plus exister. En cela, il y a donc une inversion par rapport au monde de la musique il y a vingt ans, où si tu n’enregistrais pas, tu n’existais pas. Il y a encore le phénomène de la durée : lorsqu’on écoute de la musique sur SoundCloud, peu importe que le morceau dure huit heures puisqu’il est possible de ralentir ou d’accélérer. Or ce rapport à la technique est assez peu évoqué dans l’histoire de l’art, bien qu’il génère tout autant de nouvelles inventions et rapports de force dans l’art contemporain ou l’architecture que dans la musique.
D’où vient ton rapport de fascination à la musique ?
J’ai toujours été spectateur de la musique. J’essaie de m’en approcher au plus près en m’approchant des artistes.
D’un point de vue plastique, t’es-tu inspiré d’éléments visuels qui t’ont frappé dans le monde musical ?
L’enregistrement musical derrière une vitre a déjà été fait par quelques musiciens, comme PJ Harvey il y a quelques années, mais plus globalement, plus que tel ou tel élément, j’ai surtout gardé un esprit. Car si l’on se réfère à l’histoire de l’art, la musique a souvent été associée à cette idée d’hybridation. A la Renaissance, les formes architecturales et sculpturales, la peinture et la musique s’associaient.
Entre-temps, il y a eu le moment romantique de l’art, où l’artiste redevient un être solitaire qui se concentre sur une seule pratique. Mais avant, de la tragédie grecque à la tradition lyrique, la musique, la chorégraphie, la scénographie et le texte s’associaient. Le Velvet Underground et Andy Warhol, qui ont repris à leur compte cet idée d’un art total, ne sont donc pas vraiment des exceptions.
A quels autres projets dans l’histoire de l’art as-tu pensé en mettant en place ton studio ?
Le Merzbau de Kurt Schwitters est l’une des références principales. Conçu il y a environ un siècle, il s’agit d’un acte fondateur de l’installation – un peu comme la série des Nymphéas de Monet, où le tableau devient panoramique. Kurt Schwitters crée un panorama proliférant et en volume à l’intérieur de son appartement, qui se transforme alors en une sorte de caverne. C’est cela qui m’intéresse : la forme de l’intervention sculpturale qui vient épouser l’architecture. Et en s’appuyant dessus, elle vient en même temps l’effacer et redéfinir le rapport à l’espace.
Comment as-tu pensé la forme du studio ?
J’ai pas mal dessiné. Je pouvais m’appuyer sur l’architecture du Pavillon français où il n’y a pas de fenêtre, ce qui tombait bien. Je pouvais aussi utiliser la lumière zénithale. Et les volumes sont parfaits : sept mètres de hauteur sous plafond, c’est rare. Tout était bien. Il fallait juste donner une spécificité à chacun des espaces. J’ai également beaucoup travaillé à partir d’images de théâtre du début du XXe siècle, des années 1920 et 1930, des mises en scène d’Adolphe Appia, des décors de films aussi ou encore des pièces de Bruce Nauman et de Michael Archer, chez qui est présente la volonté de conditionner le spectateur.
L’espace dans lequel on pénètre est tellement déconstruit que l’on se demande où l’on met les pieds. On ne peut déambuler sans mobiliser toute son attention sous peine de se cogner à quelque chose. Nous avons imaginé un espace que nous appelons “La Plage”, un plan incliné où il est possible de s’allonger. En fait, l’espace rappelle beaucoup la forme d’une grotte : les références spatiales ne sont pas ajustées aux notions de verticalité ou d’horizontalité, mais à des formes en biais.
Tu parles d’une grotte… En 1998, tu as précisément réalisé une œuvre qui portait ce nom. En quoi est-ce un motif important dans ton travail ?
C’est à la fois le pendant et la réplique de l’espace classique de la galerie ou du musée que l’on nomme le “white cube”. Le “black cave”, la grotte noire, en est comme une antithèse. En même temps, Chauvet ou Lascaux sont aussi les premiers lieux d’exposition, les premiers espaces de l’installation en somme.
J’ai demandé à Christophe Chassol et à Alexandre Desplat de s’occuper du son, pendant que je m’occupais de l’image, c’est-à-dire du studio en tant que forme. Car le studio, même s’il a une fonction, reste une sculpture. Lorsque je vois un instrument de musique baroque ou le plafond d’une philharmonie, c’est d’abord à une sculpture que je pense, tout comme il m’a toujours paru intéressant de tenter de comprendre les instruments comme des espaces négatifs, des prothèses.
Est-ce important que le studio soit un espace où le visiteur puisse passer du temps ?
Absolument. J’ai par exemple insisté pour qu’on ait la climatisation et un bon wifi dans le pavillon, et nous avons installé des ports USB dans les contre-marches. J’essaie de faire en sorte que le projet ait une croissance organique qui lui soit propre. Je veux qu’il vive tout seul, qu’il m’échappe, qu’il échappe à la sphère de l’art contemporain et qu’il essaime via la musique et les réseaux sociaux.
Comment s’organise la programmation ?
Elle se fait assez naturellement. Outre les deux co-commissaires Christian Marclay et Lionel Bovier, il y a cinq programmateurs invités. Dans la liste des quatre-vingts personnes qui interviendront au Studio, il y a plein de musiciens que je n’ai jamais rencontrés. L’idée est d’ancrer le projet dans la ville, avec des musiciens locaux, et en même temps de créer un point de vue depuis la ville.
Combiner Sébastien Tellier avec Quentin Dupieux, Alexandre Desplat avec un pianiste classique incroyable, Alain Planès, ou Philippe Zdar qui essaie de convaincre Cat Power. Je ne voulais pas non plus inviter des artistes trop marquants, ce n’était pas l’idée. Je n’ai pas contacté Pharrell Williams par exemple, que je connais pourtant bien depuis que j’ai scanné les Neptunes pour mon projet de sculptures des producteurs. Ce qui m’intéresse, c’est le rapport à la musique plus que les stars.
Il y a pourtant un invité prestigieux qui sera là en creux, tout au long du projet, via le matériel technique qui équipe le studio : le producteur Nigel Godrich…
Nigel Godrich a accompagné le projet. Il m’a déconseillé de faire certaines choses et il a une vision assez radicale qui lui est personnelle. Au début, j’ai dû un peu filtrer ses propos car j’écoutais beaucoup de gens en même temps. Après ça, il a été extrêmement impliqué et généreux car il m’a dit qu’il mettait à disposition son studio, celui qui se trouve actuellement à Venise. Evidemment, ça a eu certaines répercussions techniques, puisque ça a impliqué de transporter son équipe à Venise depuis Londres. Pendant sept mois, il prête tout son matériel. Et il est très content, il était présent à Venise la première semaine d’ouverture.
Idéalement, qu’aimerais-tu que les visiteurs retiennent de leur passage au Pavillon français ?
J’hésite parce que je cherche à le saisir ; on rentre dans le domaine de la projection qui est aussi le cœur de ce que je fais. J’essaie de créer des circonstances assez précises pour qu’une fragilité puisse arriver, que le travail de la musique puisse accompagner l’expérience visuelle. C’est là où c’est participatif. Disons que j’aimerais créer les conditions de possibilité d’une rencontre aléatoire entre un lieu et un son, en amont de toute la production musicale : le moment où le son sort du terrier. J’aime l’analogie du jardin, cet espace clos et métaphorique, qui est là aussi pour recevoir, préservé pour être empli de sons.
J’essaie de créer une communauté. Je cite souvent le Black Mountain College parce que la communauté créée là a essaimé et diffusé quelque chose sur les conséquences de la vie en communauté. Au début, beaucoup de personnes pensaient que les gens allaient pouvoir jouer des instruments, mais ce n’est pas du tout l’idée. L’idée, c’est d’assister à quelque chose où l’on a un statut différent du spectateur de musique habituel. Même si certains artistes invités comme Joakim proposent aux visiteurs d’intervenir.
Est-ce que la règle du jeu sera totalement lisible et évidente pour le spectateur ?
Il y a des gardiens qui se transformeront en médiateurs, et un catalogue qui n’en est pas vraiment un mais un journal que les visiteurs peuvent prendre. Quand on rentre dans cette chicane, c’est un peu comme rentrer dans une église, une salle de théâtre ou de cinéma, en passant par un sas. A priori, on peut crier dans une salle de cinéma mais il y a un code intégré qui fait qu’on ne le fait pas.
Même si la proposition est un peu hybride et bizarre, je compte sur le fait que les gens comprennent. Lorsqu’on arrive et que quelqu’un chante quelque chose, on écoute. On a aussi essayé de créer une situation que l’on puisse moduler. Il y a deux espaces, un espace de loges avec les instruments où les artistes peuvent se mettre un peu à l’abri, et des salles d’enregistrement en soi.
L’image que l’on a de la Biennale, c’est la folie des premières semaines, mais après ça il y a trente semaines avec moins de monde. 500 000 personnes passent voir la Biennale, ce qui veut dire qu’il y en aura peut-être 300 000 au Pavillon français. L’idée, c’est aussi de ne pas se focaliser sur l’ouverture mais sur cette durée. Je ne veux pas mettre des mises à distance et des panneaux interdisant ceci ou cela. On prend un risque, mais le jouer, c’est aussi signifier quelque chose. Je me suis dit que pour devoir vraiment jouer le jeu d’une plate-forme ouverte, il fallait aussi accepter qu’il y ait des ajustements en cours, des instruments qui ne seront jamais utilisés.
Studio Venezia jusqu’au 26 novembre au Pavillon français de la Biennale de Venise
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