Entre performance et enregistrement, une musicienne coréenne intrigue les visiteurs, complices du processus de création musicale.
Une tenace odeur de bois saisit le visiteur dès qu’il dépasse le seuil du Pavillon français transformé par Xavier Veilhan en vaste studio d’enregistrement. Du parquet, dont les lattes grincent discrètement, au plafond, creusé en son cœur par une trouée de lumière, jusqu’à certains instruments fabriqués par l’artiste, le bois omniprésent conditionne une expérience ouateuse.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Le studio, tel un cocon, génère d’abord cette expérience contemplative, propre à une forme architecturale qui révèle un travail de composition très précis, marqué par un souci de la circulation, de la lumière, de l’acoustique, des angles structurés, des plans déclinés et obliques. Il se divise en plusieurs espaces autonomes entre lesquels chacun circule à sa guise.
Les musiciens “comme dans un magasin de jouets”
Autour de la pièce centrale pleine d’instruments imposants (un clavecin, un piano à queue, des claviers, des guitares, le Cristal Baschet, surnommé “orgue de cristal”, instrument magique inventé en 1952 que Veilhan a fait venir de la Philharmonie de Paris) et de bancs pour les visiteurs, s’ajustent trois autres lieux : la salle de mixage, équipée par le producteur Nigel Godrich ; une seconde salle de répétition avec une batterie, un clavier vintage, un xylophone et un autre Cristal Baschet ; et enfin le bureau de l’artiste, présent chaque jour au sein du studio.
Tous les musiciens déjà passés (Turzi, Joakim, Frédéric Lo, My Cat Is An Alien…) “sont comme des dingues devant tous les instruments, surtout le Cristal Baschet, comme s’ils étaient dans un magasin de jouets”, nous assure Thibaut Javoy, l’ingénieur du son venu des Red Bull Studios, à Paris.
L’écoute est électrique, baroque, éthérée, soyeuse, flottante, selon les jours, selon l’heure de la journée, selon le profil du musicien invité
A la vision saisissante du design et à l’odeur boiseuse, une troisième sensation se greffe aussitôt : l’écoute. Electrique, baroque, éthérée, soyeuse, flottante, selon les jours, selon l’heure de la journée, selon le profil du musicien invité. L’œuvre ne propose qu’un cadre, “un dispositif dont l’usage n’est pas entièrement prescrit”, explique Lionel Bovier, commissaire de l’exposition avec Christian Marclay. Ce sont les musiciens qui fournissent par leurs interventions musicales “les schèmes narratifs de cette expérience”.
Ce jour-là, une musicienne coréenne, Okkyung Lee, invitée par Marclay, très proche de la scène expérimentale, teste des sons étranges, pour le moins disharmoniques, crispants et entêtants.Elle triture de sa main des clous dans une boîte durant une heure, après avoir fait grincer de toutes ses forces son violoncelle, avant d’inventer des boucles répétitives sur son clavier. La Coréenne, installée à New York, collabore régulièrement avec des musiciens et artistes comme Laurie Anderson, Thurston Moore, Jim O’Rourke, Douglas Gordon, John Zorn…
“Une situation de complicité qui n’est pas participative”
Venue travailler trois jours au studio, elle est visiblement concentrée sur ses instruments et ses machines, happée par l’expérience de sa déconstruction musicale. Plongée dans ses affres et ses airs, coincée dans sa bulle conceptuelle, elle remarque à peine que des centaines de visiteurs passent toute la journée à un mètre d’elle, la regardent, la filment, s’installent une heure ou s’enfuient au bout de deux minutes, effrayés par la furie sonore. Elle pourrait assumer le genre de la performance mais elle semble au fond plus intéressée par l’enregistrement appliqué de sa musique atonale.
Xavier Veilhan, interloqué par ses sons machinaux, la filme et nous confie : “Ce que je remarque depuis le début, c’est que les interventions des musiciens ne sont jamais ni vraiment de la performance, ni vraiment un enregistrement studio, mais quelque chose d’intermédiaire.” Ce à quoi tient l’artiste, c’est la volonté de “mettre le visiteur dans une situation de complicité qui n’est pas participative” ; une situation de spectateur “impliqué dans un processus”.
Avec ce qu’il appelle un “réflecteur musical”, l’artiste cherche à rendre compte du moment de création musicale, même si certains visiteurs s’attendent, chaque jour, à ce qu’un concert démarre. C’est la subtile beauté de ce projet, autant conceptuel qu’organique, théorique que sensible : “une œuvre dont l’usage n’est pas prescrit et qui n’est pas spectacularisée non plus”, estime Lionel Bovier.
L’œuvre de Veilhan est l’œuvre des autres
A la fois risqué, imprévu et excitant, Studio Venezia dévoile le processus de création musicale, en le démystifiant d’une certaine manière. “C’est un moment inconfortable pour l’artiste de devoir être créatif sous le regard des autres, c’est d’habitude une activité privée”, remarque Veilhan. De même, cela peut être rébarbatif, voire lassant, d’assister au travail du musicien qui, telle Okkyung Lee avec sa symphonie de clous, refait la même chose mille fois pour obtenir la meilleure version.
Il est vrai que le studio est habituellement un lieu en retrait de tout, où l’on ferme les portes et où l’on allume une lampe qui affiche “recording, do not disturb”. “Ce qui nous intéresse, c’est le parcours de la création et pas seulement le produit final”, même si chaque musicien repart avec un fichier sur un disque dur (un morceau bouclé, des pistes à affiner…). Outre l’expérience proposée au public, l’œuvre de Xavier Veilhan n’est au fond que l’œuvre des autres. Cette hospitalité génératrice d’une expérience chaque jour renouvelée définit l’originalité généreuse de cette œuvre ouverte, sans autre finalité que son propre surgissement.
{"type":"Banniere-Basse"}