William Klein est mort à Paris, sa ville d’adoption depuis que ce soldat américain démobilisé en 1945 avait décidé d’y rester et d’y apprendre la peinture en bénéficiant d’une bourse. Il quitte le monde du visible à l’âge vénérable de 96 ans, non sans avoir marqué la photographie, la mode, le cinéma et d’une certaine façon la pop culture dans toute sa structure.
À sa façon, Klein fut le pendant américain, le message inversé, de Robert Frank, le Suisse, lui aussi disparu tard, loin de chez lui et à 94 ans (mais le 9 septembre 2019, il y a des traits de ressemblance qui vont assez loin, quand on y pense). L’un est parti trouver l’inspiration dont avait besoin son œil aux Etats-Unis, quand Klein l’Américain a eu besoin, pour continuer à respirer, de fuir New York, cette ville qu’il avait photographié comme on envoie un uppercut en pleine figure à quelqu’un. C’était en 1955, dans un premier livre resté indépassé : Life is good & good for you in New York. C’est un affrontement, tel ce sale gosse qui pointe vers le photographe un pistolet (chargé? factice?) en grimaçant : la ville est un théâtre et New York est le Broadway d’une violence à peine simulée qui vit son narcissisme scénique à travers l’outrage permanent.
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Entrée en modernité de la photographie
Ce que le rock’n’roll à peine naissant faisait à coup de riffs, ce que le jazz faisait en rythme syncopé, ce que le cinéma proposait par le montage, Klein l’incorporait en une seule image. Il bousculait. Et n’oubliait pas de surcroît de saturer, au moment du passage au livre, la belle photo par des mises en page où il en mettait trop, juxtaposait à tout-va, incorporait des planches-contacts, des séquences entières, prenant tout dans son sillage : les débris, les chutiers, les corps qui sortent déjà du cadre, ceux qui n’arrivent pas à y entrer tout à fait. Cela s’appelle le chaos. Et ce fut aussi l’un des grands gestes de l’entrée en modernité en photographie : son doigt d’honneur.
Le livre est mal reçu à New York, mais Paris, une fois encore, l’encense. Alors c’est là que Klein va s’amuser à casser les codes, une fois encore, mais, cette fois, ceux de la photo de mode. Il est possible que Klein n’ait jamais vraiment aimé la mode, son milieu, ses travers. Ou du moins avait-il appris à en rire, une fois pour toutes. Il aimait les femmes somptueuses (il en épousa une, française, Jeanne Florin, rencontrée par hasard à vélo, et ils vécurent cinquante ans d’une fantastique histoire d’amour), les vêtements coupés aigus, mais il avait envie de sortir la mode, et la photo qui la représente, de son boudoir rose pâle. Il la préférait dans la rue, mélangée à celles et ceux qui en porteront un jour des copies abordables. Ses séances pour Vogue qui tournent à l’agression des mannequins photographiés de si loin que les passants qui les importunaient ne soupçonnaient pas participer d’un shooting sont restés célèbres. Comme resta célèbre son premier film, Qui êtes-vous, Polly Maggoo?, satire de la mode qui reçut en 1967 le prix Jean Vigo. C’est un geste assez fort, si l’on y pense, que cette récompense. Klein possédait effectivement quelque chose de l’auteur de Zéro de conduite : une attitude anarchiste de pur déclassé (son père s’est retrouvé retrouvé ruiné en 1929, quand William avait à peine quatre ans, il a grandi dans la violence des rues de New York), mais si Vigo célébrait le cinéma dans les années 1930 en même temps qu’il le réinventait, Klein, lui, apportait avec Polly Maggoo… un style qui surprend, déstabilise, parfois épuise, justement parce qu’il ne vient pas du cinéma, se fiche d’être dans une doxa esthétique. L’énergie saturée des films de Klein (cela se confirmera en 1969 avec le très sarcastique Mister Freedom, l’histoire d’un libérateur américain qui ne provoque que le désordre dans son sillage) ne cherche pas à s’inscrire dans l’histoire du cinéma mais à sortir le trop sage septième art de son milieu, pour l’inclure de force dans une culture visuelle plus large, qui contient la photo, le pop art, la bande dessinée. Une culture du choc, du montage saccadé, qui ne s’appelle pas encore clip mais qui saisissait par sa vitesse neuve. Polly Maggoo… a fourni au psychédélisme et aux enfants du mouvement Mod le sursaut nécessaire pour faire péter les plombs de l’époque. Pas étonnant que Polly Maggoo… soit aussi devenu en 1976 le titre d’un hymne punk français (interprété par Asphalt Jungle, le groupe de Patrick Eudeline). Et puis, même bancal, un film qui réunit la ravissante Dorothy McGowan et sa coupe à la Stone, le couple magnifique Sami Frey-Delphine Seyrig, l’idole Alice Sapritch, les artistes Panique Roland Topor et Fernando Arrabal, en plus du photographe Jeanloup Sieff, sur une musique de Michel Legrand, ne peut que réussir à rendre excitante sa propre exagération, la satire du milieu même depuis lequel il germe. Mêmes retrouvailles avec Seyrig et Sami Frey dans Mister Freedom en 1969, où l’athlétique John Abbey affrontait des personnages surgissant en série, des caméos à l’infinis interprétés par Serge Gainsbourg (Mr Drugstore! génial!), Rufus, Jean-Claude Drouot, Philippe Noiret, Yves Montand ou Daniel Cohn-Bendit…
Années 1980 : la mode est dans la rue
Un film court du mitan des années 1980 (il les affectionna toute sa vie, ces petits films de mode), résume à lui seul son style : c’est une scène de petit matin. Déboule rue Mouffetard quelque chose comme un gang punk : des garçons, des filles, ils ont la beauté des mannequins et ils en ont l’arrogance. Les commerçants de la Mouffe regardent cette horde qui sort de club avec l’inquiétude des conducteurs de carriole, dans les westerns, quand débarquaient les tueurs à gages les plus affûtés. Des Apaches Belle Epoque, faisant tache dans le paysage de la France qui se lève tôt. Ils le savent et ils en jouent, exagérant chaque geste, riant fort, descendant des escaliers imaginaires avec un truc en plume, des seins en pointe, des chapeaux extravagants, des vêtements délirants. Le ciel est blanc, l’air est chargé, il y a de la neige partout, dehors, dedans. Les branchés du Palace, des Bains ou du Privilège sont à vendre ou à admirer. Dans ce troupeau de beautés afterpunk (Farida Khelfa, Bambou, Sapho…), collé à un étal aux poissons, on le remarque tout de suite, bien qu’il soit le plus petit, le plus malingre, le plus tordu, le plus ingrat, ses cheveux longs et gras sont collés avec une raie sur le côté – même de face il paraît de profil. Il porte une veste de smoking grenade à reflets bleus phosphorescents, à base de paillettes en plastique ou quelque chose de ce genre. C’est “Paca”, le journaliste Alain Pacadis, dans ce clip de mode tourné par William Klein fêtant l’avènement d’un nouveau prince de Paris : Jean-Paul Gaultier. On doit être aux alentours de 1984, et la mode est enfin dans la rue. Les années 1980 viennent enfin de consacrer la mixitude que prônait Klein depuis les années 1950 : le nightclubbing et sa faune rencontrent au petit jour le pavé mais aussi l’économie de marché. L’underground, le punk, la marge ont choisi le luxe, la mondanité comme dernière frontière, au risque de se faire avaler tout cru.
Klein avait dévisagé les années 1980 très longtemps avant qu’elles adviennent. Il est mort en les voyant revenir infiniment, ces années 1980, comme une dernière boucle tournant en rond, sur un sillon fermé.
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