La photographe hollandaise publie “Polaroid 54/59/79” au casting impressionnant : des portraits de célébrités comme le moment où la maîtrise cède la place au lâcher-prise.
Il y a (déjà !) huit ans, Dana Lixenberg publiait un des livres importants de la décennie : Imperial Courts (Roma Publications). Grand album noir et souple, il effectuait une plongée patiente dans le quartier de South Central à Los Angeles : celui-là même d’où partirent fin avril 1992 les émeutes qui, six jours durant, mirent la ville à feu et à sang à la suite du verdict qui acquitta quatre policiers dans l’affaire Rodney King.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Dana Lixenberg, jeune photographe de presse néerlandaise, avait été envoyée à South Central couvrir les émeutes. Elle y scellera surtout des amitiés avec des membres de la communauté africaine-américaine, à qui elle ne cessera de rendre visite pendant vingt-deux ans.
Joyeuse cohabitation
Aujourd’hui, Dana Lixenberg sort, toujours chez Roma, un second recueil de portraits : Polaroid 54/59/79. Là où Imperial Courts frappait par la puissance de ses pleines pages de photographies noir et blanc et prises à la chambre, Polaroid 54/59/79 produit une explosion d’images (jusqu’à huit par double page) réalisées au Polaroid.
Que des commandes : du début des années 1990 au mitan des années 2000, Lixenberg travailla pour le New York Magazine, Marie Claire UK, Spin, Interview, Vogue Hommes, New York Times Magazine, Esquire ou Vibe, le grand titre de presse de la culture hip-hop cofondé en 1993 par Quincy Jones. C’est pour Vibe qu’elle tira le portrait des figures du rap game d’alors : RZA, 2Pac, André 3000, Jay-Z, Lil’ Kim, Mary J. Blige ou Eminem.
Le casting de ce livre est dément. Il raconte à lui seul une façon de faire de la presse magazine à l’américaine
Mais ce qui est troublant dans Polaroid 54/59/79, c’est qu’elle fait cohabiter ces rappeur·ses de génie avec d’autres personnalités célèbres, de Toni Morrison à Donald Trump, de Kim Gordon à Britney Spears, de Susan Sontag à Whitney Houston, d’Iggy Pop à… Charles Aznavour ! Le casting de ce livre est dément. Il raconte à lui seul une façon de faire de la presse magazine à l’américaine, à ce tournant des années 1990 – une époque où un tandem journaliste-photographe se forgeait pour tenter de capturer quelque chose du secret de la star.
C’était avant
Chez Dana Lixenberg, cela crée une écriture si intime qu’il faut quelques secondes avant de reconnaître tel ou tel visage iconique : c’est d’abord la photo que l’on regarde, surpris·e par son caractère quotidien, voire inquiet. Lixenberg a ce don de choper la star à la seconde où celle-ci renonce à maîtriser son image. Quand elle baisse les yeux, épuisée, se demandant pourquoi elle est là, à se prêter à ce jeu vampirique de la célébrité. Quand, la tension retombée, elle met sa main dans son pantalon, pour voir si les bijoux de famille sont toujours à leur place (Iggy Pop, en l’occurence).
Tous·tes donneraient un bras pour pouvoir, ne serait-ce qu’une heure, redevenir un homme ou une femme dans la foule
Ici cohabitent donc des gens différents mais tous divisés entre la volonté de marquer le siècle et d’en jouir et celle d’un anonymat à jamais perdu : tous·tes donneraient un bras pour pouvoir, ne serait-ce qu’une heure, marcher dans la rue et redevenir un homme ou une femme dans la foule. C’était avant les réseaux sociaux. Avant les interviews verrouillées par les agent·es. Avant la peur du clash, avant la mitraillette à merde internet, quand accepter un portrait voulait dire pour une célébrité accorder quarante-huit heures de son temps à un·e journaliste tout en sachant qu’il ou elle n’en retiendra que ce qu’elle aura laissé échapper.
Et qu’il y a là une beauté, dans ce petit jeu entre la totale maîtrise et le plus grand abandon. C’est Whitney Houston qui fait la couverture de Polaroid 54/59/79. Elle est en nuisette, assise sur un lit en bord d’une fenêtre d’hôtel, les yeux fermés. On ne sait pas si elle dort ou si elle songe à s’enfuir. Elle a l’air à la fois prisonnière et heureuse. Elle est déjà partie.
Polaroid 54/59/79 de Dana Lixenberg (Roma Publications), 296 p., 65 €. En librairie.
{"type":"Banniere-Basse"}