L’opéra de Janacek fait jaillir la lumière de l’univers carcéral. Le metteur en scène polonais en prolonge la réflexion sur la finalité de la justice et de la punition.
Le son d’un ballon qui frappe le sol et la vision d’un jeune homme noir sautillant devant un panier de basket-ball : c’est cette rythmique-là, prégnante, répétitive, obsédante, qui s’ajoute à l’ouverture de l’opéra testamentaire de Leos Janacek, De la maison des morts, dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski, dirigé de main de maître, précise et ample, par le chef Michael Boder.
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L’image d’un homme solitaire s’entraînant à un jeu collectif. Comme une mise en abyme, la première d’une vertigineuse série, qui nous plonge dans l’univers carcéral, celui d’un camp de travail en Sibérie où Dostoïevski fut enfermé plusieurs années et qu’il décrivit dans son récit Souvenirs de la maison des morts, en 1862.
“En chaque être brille une étincelle divine.”
Lorsque Leos Janacek s’attelle à la composition de son ultime œuvre, il traduit lui-même le roman de Dostoïevski et organise son opéra en une succession de monologues, sans fil conducteur ni héros.
“Des prisonniers émergent tour à tour du chœur pour relater leur histoire, donnant à entendre des épisodes de souffrance, de perversion, de vengeance et de nuisance, laissant libre cours aux descriptions de tromperie et de brutalité », indique l’écrivain et chef d’orchestre Nigel Simeone dans le programme de La Monnaie de Bruxelles.
« Si tout cela semble implacablement sinistre, Janacek note néanmoins en exergue de sa partition une maxime également inspirée de Dostoïevski : “En chaque être brille une étincelle divine.”
La technique du collage employée par Leos Janacek dans le livret s’applique également à l’écriture musicale où les instruments de l’orchestre s’accordent à un univers sonore directement lié au quotidien d’un camp de travail : chaînes, scies, enclumes, haches.
Avec le concours de Michel Foucault
Aussi, lorsque le directeur du Royal Opera House de Londres a proposé à Krzysztof Warlikowski, la saison passée, une programmation “underground”, son choix s’est-il porté sur Leos Janacek dont il avait déjà monté à l’Opéra de Paris L’Affaire Makropoulos en 2007.
Lui comme Janacek ont en commun ce goût du collage où le sens s’enrichit de chaque fragment rajouté, à la façon des commentaires talmudiques. “De la maison des morts, c’est d’abord une prison et puis des hommes, indique le metteur en scène. La justice est au centre de mes questions. Qu’est-ce que la prison ? Qu’est-ce que la punition ? Punir a-t-il un effet positif sur nous ? La punition peut-elle nous rendre à nouveau ‘normal’ ? Etre différent, qu’est-ce que cela signifie ? Et pourquoi est-on différent ?”
Aux images de prison filmées par le vidéaste Denis Guéguin s’ajoute, en prologue, une interview de Michel Foucault, brillantissime, sur le fonctionnement de la justice, la figure du juge et le pouvoir de la punition. La monstrueuse ironie de la prison, démontrait le philosophe, c’est qu’elle se nourrit des prisonniers, en a besoin pour le bon fonctionnement de la société. Mais en aucun cas, elle ne leur est utile.
Une représentation théâtrale donnée par et pour les prisonniers
“La prison répressive, la prison comme châtiment, a été établie tardivement, vers la fin du XVIIIe siècle, pour être un système de rééducation des criminels”, précise Foucault, mais elle montre dès ses débuts qu’elle aboutit au résultat inverse. Si elle a perduré malgré cette contre-productivité, “c’est précisément parce qu’elle produisait des délinquants et que la délinquance a une certaine utilité économico-politique dans les sociétés que nous connaissons”.
Aux couleurs bleues passées des uniformes de prisonniers qui forment le chœur et se fondent dans le décor grisâtre du camp conçu par Malgorzata Szczesniak, les étincelles de lumière ont la couleur rouge sang de la vitalité ou la blancheur laiteuse de l’innocence dont se parent les costumes des solistes.
Pour rompre la monotonie de l’enfermement et le cycle de violence qu’elle génère, Leos Janacek imagine une représentation théâtrale donnée par et pour les prisonniers. Danseurs de hip-hop, poupées gonflables au look de Bellmer et pin-up fardée se mêlent aux solistes pour faire exploser de l’intérieur l’ennui gluant du temps scellé, laissant jaillir la vie, le désir, la passion et le jeu. Jusqu’à l’image ultime d’un homme grimpant à une échelle rouge vif dans une échappée verticale qu’on nommera ligne de fuite.
De la maison des morts de Leos Janacek, direction musicale Michael Boder, mise en scène Krzysztof Warlikowski, jusqu’au 17 novembre à La Monnaie de Bruxelles, du 21 janvier au 2 février 2019 à l’Opéra de Lyon
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