Vincent Carry est président de la Gaîté Lyrique, Manon Moulin, coordinatrice éditoriale des projets européens d’Arty Farty. Avec elle et lui, nous avons parlé des enjeux pour les artistes et la culture des prochaines élections européennes, le 9 juin prochain.
La campagne du printemps pour les élections européennes a largement laissé de côté la culture comme enjeu politique. Comme si le statut, la liberté et l’indépendance des artistes en Europe n’intéressaient pas les élu·es. Or, comme le défendent le président de la Gaîté Lyrique, directeur général d’Arty Farty et fondateur des Nuits Sonores, Vincent Carry, et la coordinatrice éditoriale des projets européens d’Arty Farty (l’association derrière Nuits Sonores, European Lab…), Manon Moulin, la culture reste un outil décisif pour repenser un récit européen embarquant les jeunes générations.
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La culture, la création, la défense du statut et des conditions de rémunération et de travail des artistes, des structures qui les abritent et les aident, sont passées à travers les radars de la campagne de ces derniers mois pour les élections européennes du 6 au 9 juin. Comment expliquez-vous cette absence d’attention à cet enjeu ?
Vincent Carry — La culture est presque toujours la grande absente des campagnes électorales. A fortiori, elle n’est pas une compétence première de l’UE, qui n’a comme seule mission en matière culturelle que de “compléter l’action des États membres”. Également parce que le logiciel des partis politiques est bien trop faible sur le sujet, les candidats préfèrent laisser la culture de côté. C’est d’autant plus regrettable que l’Union européenne, avec le peu de moyens dont elle dispose sur la culture, réussit à être une collectivité plutôt pertinente sur le sujet, notamment grâce aux programmes Europe Créative. L’UE est engagée sur les enjeux statutaires et sur les conditions de travail des artistes, sur la question des droits d’auteur, elle est combative sur la régulation numérique. Sur le fond, elle est souvent la collectivité la plus en phase avec la réalité économique de ce secteur et avec ses enjeux contemporains (écologie, diversité, inclusion…).
Et en quoi la culture pourrait-elle redonner un souffle nouveau à l’Europe ?
Manon Moulin — Le secteur culturel est porteur des dynamiques politiques à l’œuvre dans les autres secteurs, et les grands enjeux contemporains le parcourent tout autant. Écarter le secteur culturel des débats européens, c’est se dédouaner de nos responsabilités quant au besoin de changements sociopolitiques en Europe : meilleure protection des droits des travailleurs et travailleuses de la culture, réduction de l’impact écologique des activités culturelles, soutien aux minorités, luttes antiracistes, antisexistes, pour les droits des communautés LGBTQIA+, etc. C’est ici que réside le souffle nouveau que peuvent apporter les cultures indépendantes à une Europe vieillissante et néolibérale.
Vincent Carry — La culture peut et doit être l’outil central pour repenser le récit européen et embarquer les jeunes générations. Elle devrait être l’oxygène et l’énergie dont la vitalité démocratique en Europe a tant besoin pour que cet espace politique inédit qu’est l’UE reste un espace de respect de nos libertés fondamentales et pour que ces libertés puissent progresser. C’est cet enjeu qui est déterminant lors de ces élections. Face à la désinformation, la poussée des idées réactionnaires et l’hyper-polarisation, l’intolérance, les atteintes à l’État de droit qui minent nos sociétés démocratiques, face aux hurlements, à la démagogie et à l’invective qui minent le débat, il faut opposer sans relâche les ressources de la culture : la création, la réflexion et l’intelligence collective, la distance critique, l’ouverture aux autres.
Être un·e artiste européen·ne, est-ce que cela a un sens aujourd’hui, dans le contexte de la globalisation des échanges et des modes de production ?
Manon Moulin — C’est la manière d’être un ou une artiste européen·ne qui peut avoir – ou non – du sens. En s’opposant à un système culturel capitaliste et de domination des réseaux de solidarités, de défense des droits sociaux et des libertés individuelles, alors la notion d’artiste européen·ne prend tout son sens. En effet, de plus en plus de collectifs voient le jour en Europe et cherchent à regrouper des artistes autour d’engagements politiques, qu’ils soient sociaux ou écologiques. Ces artistes, qui défendent les mouvements sociaux nationaux, qui lèvent des fonds pour soutenir et visibiliser les scènes ukrainiennes ou gazaouies, qui refusent les déplacements aériens ou qui luttent contre l’homogénéisation culturelle à l’œuvre, représentent un pan du secteur culturel européen qui est engagé sur une voie différente, sensée et absolument nécessaire. Ils et elles imposent le respect par la mise en avant d’autres façons de faire culture et société – aux antipodes des valeurs antisociales de la globalisation des échanges et des modes de production voulues par le système capitaliste.
Une politique publique commune de la culture en Europe, cela a-t-il encore un sens lorsqu’on mesure tout ce qui sépare les pays entre eux au sein de l’Union ?
Manon Moulin — La force et la beauté de cette somme de pays si différents qu’est l’Europe résident justement dans ce tout qui les sépare les uns des autres. Le but d’une politique culturelle commune de l’Union n’est pas l’harmonisation, voire l’homogénéisation des réalités culturelles de chaque entité qui la compose, mais bien le soutien et le renforcement de ces différences qui, lorsque valorisées et acceptées, nourrissent une diversité essentielle à la création artistique.
Vincent Carry — La devise de l’Europe est précisément “Unie dans la diversité”. Et s’il est vain de chercher une “identité culturelle européenne”, il y a néanmoins, avec l’Europe, un espace d’expression commun. Un terrain de jeu collectif et une juste échelle d’action, où peuvent régner la diversité, l’émergence, la friction, l’expérimentation. Historiquement, cette idée s’incarnait dans “l’Europe des cafés” chère à Stefan Zweig. Les cafés comme lieux de débat politique, d’effervescence littéraire et artistique, de conversation amoureuse, etc. “Dessinez la carte des cafés, vous obtiendrez l’un des jalons essentiels de la notion d’Europe”, écrivait le philosophe George Steiner. Aujourd’hui, nous essayons de faire vivre cette idée à travers le maillage européen des petites structures culturelles, des tiers-lieux, des clubs ou des festivals, de les relier, de créer de nouvelles formes de solidarités, d’alliances… Cet espace européen repose sur un socle de valeurs unique au monde, qui peut constituer un contre-pouvoir vital et revendiquer une véritable force d’émancipation là où d’autres visions – américaines ou chinoises notamment – utilisent la culture comme une industrie de domination.
En Italie, Giorgia Meloni est en train de nommer de nombreux responsables proches d’elle à des postes clés du secteur culturel. Est-ce le signe que la culture intéresse encore les politiques, pour le meilleur et pour le pire ?
Vincent Carry — Malheureusement, les régimes autoritaires comprennent mieux que les démocraties le potentiel de la culture pour servir leur combat idéologique. Ils ont une interprétation dévoyée de Gramsci, de cette croyance selon laquelle on conquiert le pouvoir par l’imaginaire et la culture. Alors que Gramsci, penseur antifasciste, était un défenseur du pluralisme, des hommes et femmes politiques extrémistes s’en revendiquent désormais pour mener une guerre culturelle à coups de désinformation, de réécriture de l’histoire et de répression des libertés. Dans les régimes autoritaires, à l’intérieur même des frontières de l’UE, ces libertés d’expression – artistiques, médiatiques et académiques – sont désormais régulièrement et simultanément attaquées. On pense en effet à Giorgia Meloni, mais aussi à la Slovaquie, à la Suède, à Viktor Orban en Hongrie, le pays d’Europe qui investit le plus pour la culture, pensée comme un outil au service du folklore nationaliste.
Les logiques de concentration et d’uniformisation culturelles qui se déploient partout, y compris en France, sont-elles une menace pour la culture européenne telle qu’elle a été pensée historiquement ?
Vincent Carry — Nous sommes dans l’ère de l’hyper-concentration non seulement de la culture, mais aussi de sa médiation. Quelques empires de plus en plus puissants possèdent des pans entiers de l’industrie culturelle, de la diffusion musicale, de l’édition, des médias et des réseaux sociaux. Et ces entreprises ne sont pas aux mains de joyeux philanthropes désintéressés ! Elles ne sont là ni pour l’intérêt général ni pour le respect et la qualité du débat démocratique. Cela n’inquiète apparemment pas grand monde, mais c’est une menace sans précédent, et une remise en question très dangereuse du pluralisme et de la diversité.
Quel rôle peuvent jouer les acteur·ices indépendant·es de la culture et des médias dans la réinvention démocratique du projet européen ?
Vincent Carry — Les écosystèmes culturels et les médias indépendants, multiples et foisonnants, doivent se rapprocher des acteurs de la solidarité et des outils du service public (audiovisuel, santé, éducation…) – lorsque ceux-ci ne sont pas eux-mêmes aux mains de régimes autoritaires – pour constituer de nouvelles alliances, au service de l’intérêt général et contrer la domination du capitalisme débridé et aveugle.
C’est ce que nous essayons d’entreprendre, aussi bien avec le réseau Reset !, qui solidarise des structures culturelles indépendantes, des médias, des associations et des collectivités locales européennes, qu’avec l’alliance que nous avons proposée pour la Gaîté Lyrique, cette fabrique de l’époque à laquelle nous avons convié nos amis de Singa, d’Arte, de Makesense et d’Actes Sud. Ensemble, ces structures peuvent retrouver de la force, de l’impact, de la capacité de relier et d’agir. Ces acteur·ices culturel·les et médias indépendants peuvent notamment contribuer à la réduction des inégalités territoriales Est/Ouest, Nord/Sud, ville/campagne, inégalités sur lesquelles prospèrent allègrement les populismes.
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