Certains peignent, d’autres font de la musique ou écrivent des récits. Victoria Sin fait tout cela à la fois, et plus précisément, a choisi le drag comme son médium artistique. Rencontre.
La présence médiatique du drag n’aura échappé à personne et peu à peu, le monde de l’art se prend à son tour au jeu. En 2017, Christopher Y. Lew, co-commissaire de la Biennale du Whitney Museum à New York citait RuPaul, star de l’émission RuPaul’s Drag Race, comme l’une des grandes sources d’inspirations d’un l’événement construit autour des idées d’inclusivité communautaire et d’affirmation individuelle – un événement marquant du calendrier artistique qui dans son essai se retrouvait pour l’occasion retitré Mme Whitney Biennale. La même année, l’exposition collective Queer British Art à la Tate Britain à Londres faisait à son tour rentrer le drag dans l’institution artistique. Là où la Biennale du Whitney témoignait d’un engouement que l’on aurait à bon droit pu juger aussi capricieux et passager que toute autre tendance, Queer British Art dotait le phénomène de racines historiques et assignait aux enfants turbulents de l’époque de vénérables ancêtres – ou « dragcêtres« .
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Symptôme d’une période de dé-définition des identités, l’irruption du drag dans le monde de l’art n’est en effet pas sans antécédents. Certes, le drag est aujourd’hui reconnu en tant que tel : on parle de drag, et non pas de travestissement, comme si le langage ordinaire lui-même entérinait la reconnaissance d’une forme d’expression et d’un médium artistique à part entière. A l’approche certes large de l’exposition de la Tate Britain manquait alors une démarche historique plus consciente, centrée explicitement sur le drag. Cette exposition se tenait à la Hayward Gallery l’été dernier. Drag. Selfportrait and biopolitics (à lire aussi : notre entretien avec Vincent Honoré, commissaire de l’exposition) revenait sur les filiations historiques du drag au cours d’un demi-siècle d’histoire de l’art. De Marcel Duchamp à Cindy Sherman en passant par Pierre Molinier ou Robert Mapplethorpe, les hommes performaient les codes de la féminité, les femmes ceux de la masculinité, mais les femmes (les « biofemmes« , pourrait-on dire avec Paul B. Preciado) se réappropriaient également les marqueurs socio-historiques d’un genre nommé féminin.
Avant même son inauguration, l’exposition Drag colonisait l’espace médiatique par l’entremise d’une fantasque créature : une blonde fatalo-glaciale portant le sourcil aérien à la Marlène Dietrich et la chevelure en cascade d’une Veronica Lake. Voilà pour les codes immédiatement identifiables. Derrière ce masque se cache Victoria Sin, jeune artiste et performeur.e basée à Londres et l’une des figures de proue du drag tel que le pratique une nouvelle génération hors des ornières d’une tradition masculiniste et des stéréotypes médiatiques. A 28 ans, ce.tte natif.ve de Toronto, d’origine chinoise par son père est désormais basé.e à Londres. Diplômée du Royal College of Art, elle a en quelques années connu une ascension vertigineuse.
Après une apparition au festival annuel de performance Do Disturb au Palais de Tokyo, où nous l’avons rencontré.e, iel participe la 58e Biennale d’Art de Venise dans le cadre du programme de performance avant d’enchaîner fin mai sur l’ouverture du MOCO à Montpellier. Chez Victoria Sin, le drag est déjà au-delà des identités, du moins humaines : circuler entre les genres ne suffit plus, le drag est chez iel avant tout un véhicule de récits et d’expériences multi-sensorielles. Pour le dire autrement, le drag n’incarne pas tant une réalité donnée qu’il se tourne vers des horizons spéculatifs d’invention purs. Le drag : un récit de science-fiction comme un autre.
Comment as-tu commencé à faire du drag ?
Victoria Sin – Le drag, j’y suis venu.e d’abord pour moi-même. Avant d’étudier à la Royal Academy of Arts à Londres, je gagnais ma vie avec illustrations et des sérigraphies. Je réalisais beaucoup de commandes pour des clubs queer d’East London. Je me suis rapprochée des milieux du drag par ce biais. Je m’y intéressais depuis mes 17 ans, mais à Toronto, d’où je suis originaire, la scène était plus cloisonnée. Il s’agissait encore surtout d’hommes performant les codes de la féminité. A Londres, l’approche était plus fluide. Elle englobait aussi d’autres types d’expérimentations plus ouvertes du genre et de l’identité. J’ai eu le sentiment que je pouvais moi-aussi occuper cet espace et m’emparer du drag selon mes propres termes. Aujourd’hui, cela fait cinq ou six ans que je pratique le drag.
As-tu l’impression qu’en l’espace de ces quelques années, le drag ait évolué ? Il a souvent été question de l’inclusion des biofemmes à un milieu encore en grande partie masculiniste…
Je ne m’identifie pas comme femme, mais comme personne non-binaire. Mais en effet, il y a eu d’importants changements. J’ai moi-même longtemps poursuivi une image idéale de la féminité. Et puis à force de pratiquer, plus je me suis rendu.e compte qu’il s’agissait d’un miroir grossissant reflétant la construction de l’identité quotidienne, qui est toute aussi artificiellement construite que ce que l’on performe sur scène.
Comment la communauté queer a-t-elle réagi lorsque tu as commencé à performer dans un contexte artistique ?
Au début, j’ai ressenti beaucoup de rejet et à présent, je me sens très soutenue. Je pense qu’ils célèbrent aujourd’hui la différence que j’apporte. Parmi les changements que j’évoquais, il faut aussi tenir compte de l’importante médiatisation récente du drag. Ce drag-là est un drag mainstream, qui se contente le plus souvent d’appliquer des recettes convenues. Je n’essaye pas de me placer en compétition avec ce type de drag mais d’exister dans mon propre espace, en utilisant le drag d’une manière innovante.
D’où provient le personage que tu incarnes lors de tes performances ?
Je me situe moins dans la construction d’un personnage que dans une entreprise de déconstruction. J’essaye de réfléchir à la manière dont nous habitons notre corps individuel au sein du corps social qui nous englobe, et à la place que tiennent dans ce processus les obstacles que nous rencontrons habitant un corps donné. Certain.e.s ont davantage conscience que d’autres de ces obstacles. C’est le cas des personnes de couleur, queer, trans ou handicapées, de tous ceux qui échappent à ce qui est considéré comme normal dans un contexte spatio-temporel donné. Ma pratique du drag ne s’appuie pas tant sur une esthétique que sur des narrations. J’essaye de mettre en avant les récits de ces personnes marginalisées en reconstituant une expérience physique à travers un travail scénique total qui inclut aussi le texte, la musique et l’éclairage.
Tes performances accordent en effet une grande importance au texte…
Les mots sont vraiment très importants. Les récits influencent tout autant notre expérience que les images. Je parle de mon côté plutôt de narrations que de récits, pour parler de narrations qui ont également lieu par d’autres véhicules que le texte. L’expérience quotidienne ne sépare pas entre ces différentes couches de sensation, et c’est ce que j’essaye de prolonger sur scène.
Continues-tu à pratiquer le drag hors du contexte du monde de l’art, où tes performances bénéficient aujourd’hui d’une grande visibilité ?
Oui absolument. Cela m’a d’ailleurs pris très longtemps avant d’amener le drag dans mon travail artistique. Je voulais protéger cette sphère-là, qui répondait à un besoin intime. Ce n’est que lors de mon master que j’ai commencé à l’inclure à des films. Pour moi, les films, eux aussi construits selon une narration, étaient le seul moyen de me sentir assez confortable pour me montrer en drag. Je pouvais poser le cadre, et garder un certain contrôle sur la façon dont le public allait consommer mon image. A l’époque, le monde de l’art était un espace très hétéronormé, encore plus qu’aujourd’hui. Je craignais que mon image et ma pratique soient fétichisées. C’est encore le cas aujourd’hui mais j’arrive davantage à contrôler les paramètres de la réception.
Le monde de l’art toujours a été fasciné par la contre-culture et les sous-cultures, avec tous les problèmes que soulèvent les œuvres qui les prennent pour sujet et en réduisent la portée à des codes visuels…
Je n’ai pas d’autre choix que d’espérer que la plupart comprennent ce que j’essaye de transmettre spécifiquement en m’exprimant à travers ces codes-là. Les deux mondes, du drag et de l’art, opèrent bien évidemment très différemment. Lorsqu’on fait du drag dans un club queer, on sait d’avance que l’on s’adresse à sa communauté dans un contexte très généreux. Les deux publics sont aussi pertinents l’un que l’autre, les deux peuvent recevoir les thèmes que j’aborde. La seule nuance sera comment ces thèmes seront introduits et amenés.
Que penses-tu de l’engouement subit du monde de l’art pour le drag au cours de ces derniers mois ?
Il s’agit d’une question très complexe. D’un côté, la prise de conscience du manque de diversité est réelle. Le monde de l’art est dépendant de la puissance financière, qui provient d’une structure de pouvoir très blanche, très hétérosexuelle, très dominante. De l’intérieur cependant, les consciences sont en train de se réveiller. De l’autre côté, j’ai peur qu’il s’agisse qu’un effet de mode. Le phénomène est particulièrement visible lorsqu’on regarde la scène de la performance, où l’on célèbre de nombreux artistes de couleur ou queer. Evidemment, c’est super, mais il fait toujours rester vigilant sous peine de se transformer en trophée décoratif accroché au mur. Pour cette raison, j’accorde une grande place à la collaboration. En tant que subjectivité marginale à l’intérieur du monde de l’art, la seule manière d’assurer ses arrières est de construire un réseau solidaire et veiller à partager les savoirs avec ses pairs.
Penses-tu qu’il y ait un risque de neutralisation des revendications lorsqu’elles sont intégrées au fonctionnement des institutions et des instances de validation établies ?
La bataille est constante. Je dois travailler avec mon temps, avec les conditions qui sont les miennes. Pour cette raison, j’opère à l’intérieur de l’institution tout en veillant à garder un pied à l’extérieur. En ce moment, je m’occupe également d’un projet qui n’est pas du tout public, qui s’adresse d’abord aux autres artistes avec qui je collabore. Ensemble, nous avons un groupe de lecture de science-fiction. Nous nous réunissons, nous lisons ensemble puis nous discutons des textes.
Mon travail ne se réduit pas qu’au drag. Cette année, je vais sortir la musique à laquelle j’ai travaillé en collaboration avec la productrice et DJ Shy One, qui a réalisé la musique pour ma performance à Do Disturb au Palais de Tokyo. Je vais également publier une anthologie de nouvelles de science-fiction écrites par des artistes queer de couleur. Ça n’a rien à voir avec le drag, ou du moins pas au sens strict, même si j’aime l’idée que le drag soit une forme de science-fiction. Pour moi, le drag est simplement le moyen d’expression le plus englobant, qui me permet de produire une synthèse de ces différentes idées et pratiques.
• Victoria Sin sera à la 58e Biennale Internationale d’Art de Venise du 8 mai au 24 novembre et à l’inauguration du MOCO, du à Montpellier le 29 juin
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