L’avenir se décline en de multiples possibles complémentaires et contradictoires dans les nouveaux espaces du musée d’Art, d’Architecture et de Technologie (MAAT) de Lisbonne.
Depuis juin 2016, Lisbonne s’est doté d’un site à la mesure de son effervescence créative. Dans le quartier de Belém, en bord de mer, se déploie à présent au ras du sol un renflement furtif comme une carlingue d’avion de chasse, brillant doucement d’une blancheur opalescente. Conçu par l’architecte britannique Amanda Levete, également responsable de l’extension du Victoria and Albert Museum à Londres, le bâtiment vient augmenter de quelque 3 000 mètres carrés les espaces d’exposition existants du MAAT, le musée d’Art, d’Architecture et de Technologie de la ville.
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A l’initiative de la Fondation EDP – l’équivalent d’EDF et l’un des principaux mécènes du pays –, le MAAT dispose à présent de deux espaces complémentaires où déployer non seulement la collection de la Fondation, mais aussi accueillir des propositions curatoriales de haute volée, dans le cadre d’un ambitieux projet de campus artistique.
Utopie et dystopie, miroir l’une de l’autre
En octobre, la Française Dominique Gonzalez-Foerster s’était chargée d’ouvrir le bal en investissant, avec Pynchon Park, la Galerie Ovale dédiée aux projets in situ et aux performances. Si l’on pouvait d’ores et déjà prendre la mesure des lieux en déambulant dans les espaces monumentaux, il aura fallu patienter jusqu’à mars pour découvrir la première exposition. Regroupant une soixantaine d’œuvres des années 1970 à nos jours, Utopia/Distopia se propose d’étudier la postérité de ce couple de concepts moins antinomiques qu’il n’y paraît, utopie-dystopie, souvent le miroir – “black mirror” – l’un de l’autre.
Née des forces conjointes de trois curateurs (Pedro Gadanho, João Laia et Susana Ventura), cette première “exposition-manifeste” est emblématique de la volonté transdisciplinaire du lieu, proposant de considérer à statut égal des réalisations d’artistes et d’architectes. Si l’utopie s’est imposée comme un topos quadrillé de long en large par les expositions des dernières années, il faut concéder que l’approche choisie redonne au thème sa pertinence.
Le parcours palpite au rythme des grands archétypes de l’imaginaire
“Nous avions une intuition de départ qu’il appartiendrait ensuite aux œuvres de venir confirmer ou infirmer : que l’utopie, qui succède aux grands récits de la première moitié du XXe siècle, est en train de céder le pas à une coloration plus dystopique”, précisa Pedro Gadanho, à propos de l’ancrage historique des deux concepts, lors du vernissage pris en étau entre le cinq centième anniversaire de la rédaction du livre de Thomas More (L’Utopie) et l’accession au pouvoir de Donald Trump – un contexte familier à Gadanho qui, avant de venir prendre la tête du MAAT, officiait au MoMA à New York.
Le parcours palpite au rythme des grands archétypes de l’imaginaire, selon une chronologie plus lâche que la simple flèche du temps historique. Mais c’est aussi le fait de l’architecture des espaces du MAAT, tout en courbes, d’organiser une circulation circulaire qui disqualifie d’emblée toute volonté trop unilatéralement démonstrative.
Nature, culture et réalité virtuelle
Placé en exergue, le film Stations, issu de la tétralogie Invisible Cities de Pierre-Jean Giloux, ouvre la boucle et la clôt en guise de point d’orgue. En superposant des captations filmées et photographiées de villes japonaises à des images virtuelles de projets du mouvement métaboliste des années 1960-70, la vidéo encapsule à la fois l’optimisme d’une réconciliation harmonieuse entre nature et culture à travers des bâtiments organiques, et la fuite en avant dans une réalité virtuelle que l’on jurerait réelle face aux problèmes écologiques et sociaux présents.
C’est en effet dans les œuvres faisant usage des nouvelles technologies que l’on retrouve le mieux l’ambiguïté qu’ont cherché à mettre en avant les commissaires. Dans la publication qui accompagne l’exposition, le philosophe Franco Berardi met les mots sur ce sentiment bigoût. Pour ne pas se laisser gagner par le désespoir devant la faillite des utopies, il faut, écrit-il, remplacer le couple utopie/dystopie par celui de possibilité/futur probable, et surtout “abandonner l’idée que le futur désigne ce qui se réalisera demain pour y substituer celle de futurs multiples déjà contenus dans l’état présent du monde”.
Face à l’incarnation concrète d’une idée dans un lieu ou une architecture (chez Aldo Rossi, Archigram ou encore Alain Bublex), on est frappé de constater combien, chez les plus jeunes, l’idée de construction manque à l’appel. Exception : Cao Fei, née au tournant des années 1980, se sert de la plate-forme Second Life pour construire la ville idéale, RMB City, où elle devient China Tracy et peut échapper à la censure chinoise.
Un présent apocalyptique donc romantique
Mais pour la majorité des artistes de sa génération, les œuvres ne tracent aucun plan sur la comète. Au contraire, elles viennent surtout souligner à quel point notre situation présente est absurde, apocalyptique, et par là même terriblement romantique, oscillant entre fascination paralysante et volonté de renversement.
L’ultime pointe du parcours offre à ce titre un moment de suspension éloquent. S’y répondent la vidéo The Sky Exists, de Diogo Evangelista, montrant le panorama surréel d’une ville chinoise où la pollution a éclipsé le soleil, et les créatures posthumaines de Renaud Jerez, zombies en sportswear fluo, dont on ne sait s’ils représentent le naufrage de l’humanité ou l’avènement de son avenir augmenté.
Cette tension éloquente, c’est aussi le jeu d’équilibriste réussi par le MAAT avec ce premier coup : l’intégration harmonieuse, dans un panorama d’artistes internationaux – qu’on attend encore, pour les plus jeunes, de voir en France –, de la nouvelle garde de l’art contemporain portugais. Un vivier bouillonnant et connecté qui redonne envie de croire et au réel, et au présent.
Utopia/Distopia jusqu’au 21 août au MAAT, Lisbonne
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