La fondation Hélène et Edouard Leclerc accueille une magnifique rétrospective Picasso, qui a vu le jour grâce à l’impressionnante donation de Catherine Huttin. Plus de 200 œuvres appartenant à la collection privée de Picasso y sont exposées, dont certaines n’ont jamais été montrées au public.
Un ancien hypermarché transformé en lieu d’exposition, ça existe? A Landerneau oui. Cette petite commune située à 20km de Brest abrite une des plus étonnantes fondations pour l’art contemporain. Ancien couvant capucin du XVIIe siècle, le lieu est racheté par Edouard Leclerc en 1964 et devient un supermarché qui sera reconvertit dans les années 90 par son fils, Michel-Edouard Leclerc, en lieu d’exposition. Tout de granit vêtu, l’immense espace de la fondation a choisi d’accueillir une magnifique rétrospective Picasso. Peuplée d’œuvres jamais exposées au public, l’exposition insuffle un souffle nouveau sur la peinture du maître de l’art moderne.
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Dans l’intimité du « monstre sacré »
Le « monstre sacré » qu’est Picasso fait frémir tous publics, des fins connaisseurs aux plus novices: comment aborder l’oeuvre de celui qui est désigné comme un des plus grands génies du XXe siècle? L’immensité et la diversité de son travail est telle qu’une bonne paire d’yeux bien affûtés ne suffit pas à saisir tout le spectre de son oeuvre. C’est justement le pari qu’a lancé la fondation Hélène et Edouard Leclerc: rendre plus accessible le travail de l’artiste en montrant un Picasso intime. L’exposition n’impose ni un angle de vue didactique ni une lecture théorique des œuvres mais offre une déambulation qui laisse au spectateur la liberté d’imaginer et de reconstituer l’existence de Picasso. Seul un léger enchaînement chronologique vient marquer les temps forts de la pratique de l’artiste, dévoilant peu à peu les nombreuses variations de l’oeuvre.
Ce sont des œuvres très intimes qui sont dévoilées, en grande majorité des tableaux que le peintre a gardé près de lui toute sa vie. Ces créations, conservées si précieusement, ont épaulé Picasso dans son travail et lui ont servi de terreau créatif. « Tout ce dont j’ai besoin c’est de mes peintures et de mes brosses – et quelqu’un pour m’emmener de force quand la toile est faite », disait-il. Picasso entretenait un rapport viscéral avec ses créations; très superstitieux, il éprouvait le besoin de garder les objets dont il s’entourait.
Autre rapport éminemment intime: Picasso et les femmes. Véritable fil rouge de la puissance créatrice de l’artiste, les portraits de femmes fleurissent tout au long de l’exposition, à tel point qu’on ne sait plus où donner de la tête. C’est dans ce vertige pictural que le spectateur découvre, à pas feutrés, l’écrin intime qui berce l’univers de Picasso.
Une machine infernale qui réinvente la peinture
La première salle, « Picasso avant Picasso », très émouvante, présente les œuvres de jeunesse de l’artiste ainsi que quelques tableaux de son père, le peintre José Ruiz Blasco. Portraits et paysages dénotent la formation académique et le style très réaliste du jeune peintre. On est néanmoins frappé dans les portraits par la touche vibrante qui modèle la chair des visages, rappelant la peinture de Rembrandt. Ces tableaux témoignent une réelle empathie dans la façon de capter les visages, ce qui préfigure l’intérêt insatiable du peintre pour la figure humaine.
Les tableaux suivants présentent une série de nus qui dénotent l’engouement de Picasso pour le primitivisme et amorcent les débuts du cubisme. Dans Deux femmes nues debout (1908), on peut admirer la géométrisation des formes et l’aspect plus sculptural que pictural dans le traitement des corps féminins. Cerclées de noires, les femmes sont d’un hiératisme qui rappelle la statuaire africaine, référence incontournable dans l’art du peintre catalan. La texture dense et sombre de la peau suggère implicitement le bois dans lequel sont façonnées les statuettes africaines.
Fasciné par la peinture de Gauguin et sa recherche d’une nature humaine primitive, Picasso pousse la schématisation des formes et des visages à son paroxysme, ce qui préfigure l’aventure cubiste. Picasso s’empare donc du nu, genre vu et revu par l’histoire de l’art, et en réinvente les codes à sa manière. Le tableau, conservé par l’artiste, est surmonté d’un cadre doré rococo très imposant: le cadre tranche avec la rudesse des formes du tableau et introduit un rapport personnel et intime à l’oeuvre, montrée telle que Picasso la conservait chez lui.
Les salles suivantes s’ouvrent sur l’aventure cubiste avec les premiers collages comportant des objets et des matériaux tels que du sable, des morceaux de bois, etc… On voit bien comment Picasso s’empare du thème très classique de la nature morte pour le revisiter sous le prisme d’une décomposition formelle. Le réalisme habituel des natures mortes laisse place à quelque chose de tout à fait inédit: l’abandon de la perspective et le recours aux objets en trois dimensions créent une construction de l’espace mais aussi de l’esprit totalement différente. Qu’est-ce que penser un objet à travers son matériau et sa réalité physique plutôt que par son apparence et son image ? Cette question sous-tend les recherches plastiques de Picasso dans laquelle il jette la mimesis de côté et cherche plutôt une sensation, une mentalisation de ce qu’il voit: il représente davantage une vue de l’esprit que l’objet qu’il a sous les yeux.
« Mes sculptures sont des métaphores plastiques; c’est le même principe qui vaut pour mes peintures. Je vous ai dit qu’un tableau ne devrait pas être un trompe-l’œil mais un trompe-l’esprit. »
Picasso nourrit son travail de thèmes classiques et les réemploie en renouvelant complètement le vocabulaire plastique. On parle souvent de Picasso en terme de rupture avec la tradition picturale classique, notamment avec l’invention du Cubisme qui dénote une forte rupture dans la représentation de l’espace. Mais son oeuvre semble receler des libertés et des inventions moins visibles qui révolutionnent en sourdine la peinture. L’oeuvre de Picasso ne fonctionnerait-elle pas finalement comme une formidable machine qui digérerait et broierait de grands thèmes picturaux en les réinventant?
Jean-Loui Andral, commissaire de l’exposition et conservateur en chef du Musée Picasso d’Antibes:
« Picasso a été marqué par de grands artistes, qui sont rentrés dans sa culture visuelle quand il était étudiant et arpentait les musées parisiens. Il a effectué plusieurs travaux de séries reprenant de grands tableaux comme les Ménines de Velasquez, le Déjeuner sur l’herbe de Manet ou encore les Femmes d’Alger de Delacroix. Ingres est une figure majeure dans la peinture de Picasso: le triomphe de la ligne dans sa grande simplicité. Le dessin de Picasso, comme celui d’Ingres, peut évoquer un visage en quelques traits purs et simples. Toutes ces influences se moulinent dans la période néoclassique: il revisite notamment les dessins d’Ingres en les adaptant avec des femmes aux traits purs mais munies de mains démesurées comme dans Femme étendue à la main gigantesque, 1945. C’est un hommage aux maîtres du passé mais toujours avec la volonté de réinventer le vocabulaire pictural. »
La femme « matière à peinture extraordinaire »
Parmi les thèmes récurrents dans l’oeuvre de Picasso figure la représentation féminine. Les portraits de nombreuses femmes se succèdent, dans des ambiances et des textures très disparates. On relève néanmoins deux visions antagonistes de la femme qui s’affrontent dans l’oeuvre du peintre: un femme très organique, toute en courbes et en douceur et une femme angulaire, aux arrêtes coupantes et aux couleurs fulminantes. La première naît de la rencontre du peintre avec Marie-Thérèse, jeune fille de dix-huit ans avec laquelle le peintre avait une liaison clandestine. Sportive, grande et longiligne, elle incarne un idéal de jeunesse et de beauté pour le peintre, alors âgé d’une cinquantaine d’années. Jamais montré auparavant, l’incroyable tableau, Femme étendue au soleil (1932), montre une Marie-Thérèse transfigurée par l’amour de Picasso.
Le tableau flirte avec l’abstraction: le décors est une plage d’une simplicité délicieuse, suggérée par les couleurs bleue et sable ainsi qu’une cabine de plage esquissée au crayon. Une forme toute en rondeur semble flotter au centre de la composition, on reconnait le corps féminin représenté de manière iconique par deux petits losanges pour les seins, deux yeux et une bouche pour le visage et une étrange botte noire qui vient synthétiser le corps. Les couleurs sont pastelles, on trouve même de grande surfaces où la toile est apparente, ce qui donne un aspect aérien et lumineux au tableau. La touche est très visible et s’étale sur de grands aplats: elle confère une impression de flottement au corps de la femme. Cette vision éthérée de la féminité est véritablement subjuguante et s’oppose à une vision beaucoup plus géométrique et violente.
Femme sur fauteuil sur fond rose (1939), portrait de Dora Mar, est une profusion de couleurs très vives et une architecture de formes très anguleuses. La bouche est surmontée d’un éclair qui crée un rictus peu avenant, les yeux s’ouvrent, inquiets et exorbités et les formes du corps s’hérissent comme si les seins et les mains étaient des armes auxquelles il ne faut pas se frotter. C’est un portrait cinglant et bruyant dont le rouge transperce le tableau de haut en bas, comme une giclée de sang. Les étoiles qui sertissent le fond rose ressemblent plus à des marques laissées par les banderilles du torero qu’à un élément naïvement décoratif. Ce n’est pas une femme martyre ou blessée que peint Picasso mais une femme résolue, déterminée et animée par un fond belliqueux.
Picasso disait qu’il aimait encercler les femmes dans des fauteuils afin de saisir et de maîtriser leurs formes. Quelle est cette vision de la femme, tantôt muse contemplative, tantôt icône guerrière et brutale ? L’artiste est-il un dévorateur de la femme ou tente-il au contraire de saisir l’essence de la féminité ?
Jean-Louis Andral : « Picasso a eu cette forme de compagnonnage et de connivence perpétuelle avec la femme et il a toujours été en capacité de réinventer un vocabulaire plastique pour les femmes successives qu’il a pu connaître. Loin de l’image de cet ogre-barbe bleue dévorant les femmes les unes après les autres, il y a chez lui une fascination pour la représentation de la femme dans la peinture. Picasso s’empare du sujet excessivement classique du nu, qui est pour lui une forme de matière à peinture extraordinaire. Picasso a certainement dans cette étude toujours renouvelée un désir de montrer à quel point la femme est diverse. Il dévoile aussi à quel point, dans le regard d’un peintre qui est aussi un homme, on peut évoquer le désir et la difficulté pour un homme d’appréhender une femme. Il y a quelque chose de l’ordre du mystère de la femme. »
Certains tableaux de l’exposition font état d’une tonalité orientaliste très prégnante et finalement peu connue de l’univers de Picasso. Le magnifique Jacqueline en costume turc (1955) en atteste. La fascination du peintre pour l’Orient influence-t-elle la représentation de la femme?
« L’Orientalisme a intéressé Picasso surtout à partir de la fascination pour le tableau Les femmes d’Alger de Delacroix, qu’il avait vu quand il était jeune peintre au Louvre. Cette fascination pour l’Orient se cristallise dans le physique de Jacqueline, suggéré dans plusieurs tableaux par des arabesques et des couleurs orientales. La couleur est quelque chose que Picasso va s’employer à réinventer notamment à la mort de Matisse, son compagnon et le seul peintre avec lequel il estimait pouvoir se mesurer. « Matisse m’a légué ses odalisques » dira-il à la mort du peintre. »
Picasso inavoué coloriste
La multitude de tableaux exposés invite une variation intarissable de tonalités et de sensations colorées. Loin de se cantonner à la palette sombre de la période cubiste de l’artiste, le parcours fait cohabiter des œuvres très différentes: certains tableaux aux couleurs vives côtoient des toiles aux teintes beaucoup plus pâles, insoupçonnées dans la palette du maître catalan. On désigne souvent Matisse comme le maître de la couleur et Picasso comme l’incroyable inventeur de formes, mais la couleur ne revêt-elle pas une importance fondamentale dans l’oeuvre de Picasso ?
Jean-Louis Andral : « La couleur est un élément que je tenais à mettre en évidence dans l’exposition à partir du choix des œuvres; elle a une grande importance pour Picasso en tant que mode expressif, ce qu’on perçoit des ses jeunes années. Dans une petite vue de Méditerranée, la touche pointilliste influencée par Toulouse-Lautrec et Van Gogh crée une myriade de couleurs qui rend la luminosité du paysage méditerranéen. Tout au long de sa vie, Picasso aura un rapport très intime à la couleur, qu’on aura tendance à oublier avec l’aventure du cubisme qui l’emmènera vers une palette réduite et assez sombre. A cela s’ajoute la parenthèse de la guerre durant laquelle la palette de l’artiste s’assombrit et devient vert de gris comme les uniformes de l’armée allemande qui occupe Paris. Dès la libération, les couleurs vives reviennent, nourries par le voyage en Italie et la fréquentation des ballets russes de Diaguilev. «
Exposition « Picasso », du 25 juin au 1er novembre 2017, Fonds Hélène & Édouard Leclerc pour la Culture, à Landerneau (29800)
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