Cette quatorzième édition s’immerge dans les mondes transitoires. Un regard sur la modernité vue comme une ère de la dissémination, la circulation et le chaos.
Un immense tissu de soie, telle une vague blanche activée par un puissant système de soufflerie, flotte au cœur de l’espace de la Sucrière à Lyon. Aérienne et monumentale à la fois, la sculpture de l’artiste allemand Hans Haacke, Wide White Flow, donne le ton – léger, fragile, indéterminé, flottant en somme – de la nouvelle Biennale de Lyon, intitulée Mondes flottants.
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Après avoir choisi en 2015 de faire du concept “moderne” le fil rouge de la trilogie de la Biennale d’art contemporain de Lyon jusqu’en 2019, son directeur Thierry Raspail a invité Emma Lavigne à piloter ce second volet consacré à la modernité.
Une vague irrésolue et une plasticité des formes
A l’image de la vague de Hans Haacke, la modernité qu’explore et met en scène la commissaire invitée semble ainsi associée à l’idée du flottement, de l’oscillation, du bruissement, qui est aussi celle du mouvement, de quelque chose (une idée, un geste, un objet) qui bouge en permanence, qui se transforme à l’épreuve du temps, qui résiste à toute tentative de fixer les formes, de figer les sens, de barricader les imaginaires.
Parmi les multiples définitions existantes de la modernité, celle de l’anthropologue Georges Balandier résonne ici : pour lui, la modernité, c’est “le mouvement plus l’incertitude”. Cette plasticité des formes, contaminées par cette instabilité, imprime la majorité des œuvres exposées au MAC et à la Sucrière.
L’impermanence de la vie, la conscience de nos états transitoires, fugitifs, contingents, de nos dérives dans des flux incertains, a déterminé les choix artistiques d’Emma Lavigne. Prélevées dans l’histoire de l’art moderne autant que dans la période plus contemporaine, les centaines d’œuvres exposées, souvent mises en miroir (la correspondance : un motif spécifiquement moderne), s’arriment à la modernité en ce qu’elles en traduisent les visages disséminés.
“Une exposition doit être pleine d’associations, de rappels”
En cherchant à signifier comment le contemporain élargit le moderne plus qu’il ne l’efface, Emma Lavigne s’est intéressée à cette “persistance de la sensibilité moderne pour les flux, et la dissolution des formes en un paysage mobile et atmosphérique qui se recompose sans cesse”.
Dans ce paysage foisonnant, le spectateur se livre lui-même à une attention flottante, qui, par définition, autorise des rapprochements entre des signes, des objets, des œuvres. Emma Lavigne aime rappeler ce que le commissaire d’exposition Harald Szeemann disait en 1997 : “Une exposition doit être pleine d’associations, de rappels, d’homophonies formelles ; c’est un poème dans l’espace qui laisse libre les associations.”
Poussé par la volonté de suggérer des rapports de proximité entre le moderne et le contemporain (Hans Arp et Ernesto Neto, Calder et Cerith Wyn Evans, Lucio Fontana et Dominique Blais…, au MAC), le visiteur égaré mesure ici et là la porosité entre les œuvres, les médiums et les temporalités.
La dérive du spectateur prolonge celle des artistes, acculés à prendre acte de l’accélération des flux, de la mobilité des choses, de la liquidité du monde. Tout bouge : les objets quasi informes du sculpteur Robert Breer – ses floats et ses rugs – se déplacent tout seuls, imperceptiblement, de manière aléatoire, dans l’espace de la Sucrière ; la machine à bulles, Cloud Canyon, créée en 1963 par l’artiste philippin David Medalla se métamorphose elle-même, au gré des nuages qu’elle produit.
Des gouttes d’eau dans une piscine d’eau laiteuse
L’étincelle activée par la jeune Elizabeth S. Clark, trouble la circulation dans l’espace par une touche lumineuse, discrète et tenace ; la dérive d’un surfeur sur le fleuve Saint-Laurent dans la vidéo de Julien Discrit, 67-76, concentre des questions sur notre rapport perdu à l’environnement…
Si tout bouge, se brouille, coule, tout résonne aussi, en particulier le son perçant des gouttes d’eau qui tombent dans une piscine d’eau laiteuse, installée par Doug Aitken. Sonic Fountain s’impose comme l’une des œuvres puissantes de la Biennale, autant par la finesse du dispositif que par la musique hypnotique qu’elle engendre, à la manière d’une transe, aquatique.
A côté, l’installation de Susanna Fritscher joue elle aussi sur cet effet d’envoûtement, lié ici au tourbillon opéré par des tubes en Plexiglas accélérant petit à petit leur mouvement jusqu’à l’extase d’une vibration. Le public silencieux, présent dans le silo de la Sucrière, est comme sonné par l’énergie du son et du vent fusionnés.
Une carte poétique de la résistance
Comme Doug Aitken et Susanna Fritscher le suggèrent, flotter, c’est aussi livrer son corps à la sensation d’une contemplation sonore et visuelle. C’est aussi observer, paralysé par l’horreur, les images d’un essai nucléaire, Crossroads, récupérées par le pionnier du found footage Bruce Conner (images répétées vingt-sept fois, exposées selon trois points de vue différents).
Puisque la Biennale propose, selon Emma Lavigne, “une réflexion sur certaines formes d’incarnation plastique de notre état du monde, généré par la modernité”, il n’est pas étonnant que l’exposition oscille entre une poétique de la dispersion, du nomadisme, de la métamorphose, de la circulation, mais aussi du chaos.
Pour conjurer l’inquiétude, sans l’oublier, d’autres voix se font entendre : celles des corps électrisés (Ari Benjamin Meyers créant un groupe de rock avec des élèves d’écoles d’art), résistants et collaboratifs (Rivane Neuenschwander, imaginant une carte poétique de la résistance avec des étiquettes empruntées au langage de la protestation)… Mais, ce n’est qu’une autre forme possible, parmi d’autres, flottante. Jean-Marie Durand
Mondes flottants – 14e Biennale de Lyon jusqu’au 7 janvier 2018 au MAC (Lyon 6) et à La Sucrière (Lyon 2)
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