Après l’autovandalisme et la destruction de son expo « The Unplayed Notes Museum » à Dallas, l’artiste Loris Gréaud s’attaque à sa propre image médiatique. Épinglé pour sexisme, il s’explique. Entretien.
Une semaine après l’ouverture de The Unplayed Notes Museum de Loris Gréaud au Dallas Contemporary le 17 janvier, le site féministe Jezebel.com divulgue un échange facebook entre l’artiste et Lauren Smart, journaliste au quotidien local The Dallas Observer. Alors qu’elle qualifiait dans son article l’expo de « prétentieuse » et « insipide », elle se voit rétorquer, par message privé, qu’elle n’est pas capable de comprendre l’expo pour la simple raison qu’il lui manque un boyfriend. Et pas n’importe quel boyfriend : un boyfriend sous stéroïdes. Posologie ? 400mg par jour au moins.
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On dit que le sexe fait vendre. Ça vaut aussi pour les propos sexistes. Qu’un artiste impute une critique négative de son expo à la frustration sexuelle de la journaliste, et la machine médiatique s’emballe. Largement relayée, l’histoire fait le buzz sur internet. Les réactions pleuvent, et Gréaud ne tarde pas à se voir prédire la fin de sa carrière. En pleine tempête, il révèle alors que l’opération était planifiée d’avance. Mais refuse catégoriquement d’en fournir les preuves. Ça serait donc de l’art, se moquent certains. Taxé de mauvaise foi, l’affaire repart de plus belle.
Le 4 février, Gréaud sort enfin de son silence. Dans un entretien à Blouin Artinfo, il explique comment la rumeur et la désinformation sont au centre d’un ambitieux projet d’ expo qui ne se cantonne pas aux quatre murs du musée. Pour le second entretien qu’il accorde depuis l’affaire, il nous explique pourquoi il n’a pas hésité à jouer le jeu des haters et à détruire sa propre image. Un ultime refus du consensus en art.
Peu après l’inauguration de ton exposition The Unplayed Notes au Dallas Contemporary, dans laquelle tu as autodétruit la moitié de tes œuvres, voilà que tu entreprends par le biais d’Internet une autodestruction de ton image d’artiste, de l’image du musée et de l’image du projet…
Loris Gréaud – Le premier mouvement de ce projet était l’expérience d’une prophétie auto-réalisatrice, qui allait produire ou non l’événement destructif de l’ouverture. Le second mouvement, qui n’était en aucun cas un projet de communication, consistait à propager The Unplayed Notes Virus, un virus d’auto-destruction partielle : de mon projet, de mon exposition, de mon image publique et de celle du musée. L’idée était alors de tenter de produire un équivalent immatériel de l’espace physique de l’exposition, alors plongé dans un état d’irrésolution suite à l’événement s’étant produit pendant le vernissage.
Comment as-tu conçu cette opération de virus ?
J’ai contacté en direct cinq journalistes qui avaient émis des critiques négatives ou imprécises sur mon exposition. Avec une rhétorique très limitée et spécifique pour chacun d’entre eux, je les provoquais et remettais en cause leurs compétences professionnelles et intellectuelles, ainsi que leur capacité globale à lire le projet, en espérant susciter chez eux une réaction.
Peux-tu nous en dire plus sur ton idée de virus ?
Cela fait très longtemps que je suis fasciné par l’ Ophiocordyceps, un champignon zombie capable de prendre le contrôle de l’esprit d’une fourmi grâce aux substances chimiques qu’il produit. Pour le champignon, l’objectif de cette manipulation chimique est d’emmener son hôte à un endroit stratégique, de manière à pouvoir propager ses spores plus efficacement. Une fois infecté, l’insecte se met à errer et grimpe contre son gré en haut d’un arbre, où il plante ses mandibules dans une feuille ou dans une branche. Le champignon germe alors, et une longue tige s’extrait de l’arrière de la tête de la carcasse, dispersant de nombreuses spores. Certaines d’entre elles viennent se déposer sur de nouvelles fourmis : le cycle viral recommence.
The Unplayed Notes Virus a fonctionné sur le même principe. J’ai donc provoqué chacun des critiques sur leur incapacité ou leur incompétence, en l’imputant soit à une frustration sexuelle, soit à un manque de culture, ou encore à une impossibilité à formuler une critique objective. J’ai reçu une seule réponse celle de Laura Smart], et sa colère l’a effectivement poussé à rendre publics nos échanges. Il ne me restait plus qu’à la remercier : mon virus venait de trouver son « hôte ».
Le retentissement a en effet été immédiat, porté notamment par le site féministe Jezebel.com qui jouit d’une audience internationale…
La perte de contrôle faisait partie intégrante du projet tant du point de vue de l’événement d’ouverture que du virus. Mais il est vrai que tout a été très vite . On en est maintenant à 24 articles publiés depuis la parution initiale dans le Dallas Observer, des milliers de commentaires, de partages, de tweets, de likes… [Un tumblr, mis à jour par le studio de l’artiste, recense l’intégralité des réactions au « virus »]. Et au fur et à mesure que les parutions se multipliaient et que le virus grandissait, j’ai pu constater une sorte de distance autour de moi, jusqu’au désengagement d’une partie des personnes qui m’avaient accompagné dans ce projet. Je me suis alors dit que j’étais très certainement en train de faire quelque chose d’important.
En 2008 déjà, pour ton expo solo Cellar Door au Palais de Tokyo, tu avais fait l’objet de critiques virulentes. Cette expérience a-t-elle joué dans l’élaboration du projet The Unplayed Notes Museum ? Est-ce que ce projet est une manière d’anticiper les critiques, de les intégrer d’emblée à ton œuvre pour les neutraliser ?
Que Cellar Door continue à soulever des interrogations sept ans après sa réalisation me rend particulièrement fier, à l’heure où les expositions qui se démultiplient et se propagent sur iPad et autres sont immédiatement digérées.
Donc il ne s’agit en aucun cas de neutraliser les critiques. Au contraire, je pense que les journalistes et critiques d’art sont essentiels à l’écosystème de l’œuvre. Je ne pense pas d’ailleurs que les réactions soulevées les deux dernières semaines et les centaines de messages que nous recevons chaque jour soient neutres, loin de là. Pas plus tard qu’hier, un journaliste new-yorkais annonçait très clairement la fin de mon « œuvre » et de ma « carrière ».
Même après que tu as révélé que l’opération était planifiée à l’avance, le site news.artnet.com n’est toujours pas entièrement convaincu. Et pour l’instant, tu refuses de fournir des preuves.
Il s’agit là du troisième mouvement, dont nous sommes actuellement au cœur. Il consistait en effet à inséminer un doute en révélant l’existence de The Unplayed Notes Virus et sa fomentation, sans pour autant en apporter de preuves. Donc, bien entendu, quand bien même ces preuves existeraient, je ne les produirai pas. Pour le moment. Et d’ailleurs, pour information, je n’ai jamais à proprement parler échangé sur mon projet avec le journaliste d’artnet, qui prétend pourtant que l’intégralité de ce qu’il annonce vient de moi… L’unique échange ayant réellement existé étant celui que j’ai eu avec le journaliste Scott Indrinsek du Modern Painter – Artinfo.com.
Semer le doute serait donc la subversion ultime ?
L’objet même de ce troisième mouvement était de placer l’information autour de l’exposition dans le même état que l’exposition elle-même : partiellement détruite et irrésolue.
Selon moi, le consensus est l’ennemi de l’art. Mais il n’y a aucune subversion, il s’agit simplement de faire bouger les lignes, de les rendre troubles, d’entrer en dissidence sans hésiter si le projet l’exige. Le doute, la bipolarité qui persiste et l’irrésolution sont donc au centre du projet The Unplayed Notes Museum. Pour cette raison : l’irrésolution stationnaire comme état productif.
La transparence amenée par Internet, c’est une illusion ? Est-ce là l’un des messages que tu essaies de faire passer ?
Il n’y a pas de message. Ni dans le projet en lui-même, ni dans son événement, ni dans son état viral ou dans ses commentaires… Ce projet tente au contraire d’être vide de toute émotion : The Unplayed Notes Museum est un simple miroir. De la même façon que l’événement de destruction était à mon sens un miroir tendu à ses visiteurs, The Unplayed Notes Virus, est un miroir tendu à tous ceux susceptibles de produire des commentaires.
Tous les états et manifestations de ce projet ne sont que des reflets. Quant à ma position aujourd’hui, elle suit le même paradigme à la fois productif et paradoxal qui résulte du fait de dire : « Je mens ». Si cela est vrai, cela est faux. Si cela est faux, cela est vrai.
Le vrai-faux serait donc plus inquiétant que le faux ? Par exemple, un site de désinformation comme Le Gorafi ne dérange pas, parce que ses fausses infos sont trop grosses pour passer…
L’irrésolution et la figure du paradoxe seront toujours plus productifs qu’un mensonge ou une vérité. Déplacer un temps les commentaires de mon travail à mes actions au sein du travail, était un enjeu important. Il s’agissait pour le projet The Unplayed Notes Museum de perdre son centre : ni l’exposition physique, ni les objets qui la composent, ni l’événement de destruction, ni le virus ou les commentaires qu’il engendre, mais bien tous ces aspects à la fois sur une seule et même surface.
En d’autres termes, les mouvements du projet, The Unplayed Notes Museum et The Unplayed Notes Virus, sont les mêmes et le même.
On te compare souvent à la génération française des artistes des années 1990, emblématique de l’exposition comme médium et prônant une expérience décloisonnée de l’art. Une référence que tu assumais dans tes premières œuvres, mais dont tu t’es progressivement détaché.
J’ai grandi et étudié avec cette génération d’artistes. Il y a 12 ou 13 ans, il était naturel pour moi de tenter de prolonger cette histoire qui m’a tant apporté et qui a tant nourri mon travail. Mais ces dernières années, ces artistes ont démontré l’échec de leur statement originel. Ainsi, l’exposition au Guggenheim Theanyspacewhatever [qui invitait, en 2008-2009, dix artistes de cette génération à investir la rotonde] était un véritable dépôt de bilan.
Toutefois, certains poursuivent magnifiquement l’aventure et nous montrent que tout peut rentrer dans l’espace du musée ou, dans des recherches plus récentes, explorent l’idée de ne plus exposer des choses aux visiteurs mais au contraire d’exposer les visiteurs à quelque chose.
Comment t’en distingues-tu ?
En évoluant et en questionnant mon travail, j’ai souhaité produire une succession de ruptures, afin de répondre à l’idée que désormais, seul le projet fait autorité – dans sa forme, sa diffusion, ses modes d’apparition, son économie, et cela sans aucun compromis. C’était le cas, me semble-t-il tout au moins, avec [I] et The Snorks : a concert for creatures.
Prolonger leurs réflexions passerait donc par la sortie du musée ?
Je ne suis pas systématiquement pour la sortie du musée. J’observe simplement que l’idée de « tout » faire rentrer dans l’espace d’exposition est désormais galvaudée. Je pense qu’il s’agit plus d’aller-retours, d’émissions et de réceptions. Et cela sans non plus être dans une recherche frénétique de « nouveauté », ou ce que l’on appelle aussi le syndrome du « first man on the moon« .
Ton but, c’est d’arriver à un point où l’art et la vie se confondent ? Est-ce que l’art est pour toi une manière de se donner les moyens de produire des effets dans le réel ?
Même en citant Nietzsche à tours de bras, l’art ne transformera malheureusement pas le monde. Par contre, l’espace de l’art, et l’agent-artiste – dont la spécificité est à mon sens précisément d’avoir perdu tout type de spécificité – me semblent suffisamment indéterminés pour être en mesure de produire du réel. Je suis personnellement très concerné par la « productivité » de mes projets : qu’ils ajoutent ou enlèvent quelque chose au monde. En admettant que « Le Musée des Notes Non-jouées » soit un grand miroir tendu au monde, que serait-il intéressant de réfléchir aujourd’hui ?
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