Bruno, Farid, Mustafa et les autres sont tous éboueurs à Paris. Le photographe Florent Quint leur rend hommage dans son exposition « In(di)visibles », en entrant dans leur intimité et dans les coulisses du monde des déchets, qui ressemble plus à « celle d’une équipe de foot ».
Ibrahima balaie une rue du IXe arrondissement de Paris. Il est 6 h 15, il fait nuit noire. L’agent de propreté est seulement éclairé par les écrans géants du magasin d’en face. Un SDF dort derrière lui. Il n’y a personne d’autre. Ibrahima est seul, au milieu des déchets. C’est un invisible, un quasi fantôme, en pleine rue parisienne. Florent Quint déclenche son appareil : cette photo raconte toute l’histoire derrière In(di)visibles, le premier reportage photo de ce photographe, qui expose en ce moment à la mairie du IXe arrondissement de Paris.
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Pendant plusieurs mois, le jeune homme de 28 ans a suivi les éboueurs de cet arrondissement, où il a longtemps vécu. Pour découvrir qui sont vraiment ces travailleurs de l’ombre, qui suscitent parfois l’indifférence générale des piétons. Il a partagé des moments d’intimité, chez eux, ou dans les coulisses des ateliers de déchets. Car derrière les uniformes et la casquette verte, il y a Farid, Christophe, le jeune Sakho ou ce couple, fraîchement propriétaires d’une maison. Et puis il y a tous les autres, les « indivisibles », selon le titre de l’exposition. Surprise : ici, l’ambiance n’est pas aux larmoiements et à la tristesse. Au contraire : « C’est comme dans les vestiaires d’une équipe de foot » : ça se tacle, ça s’amuse, ça s’entraide.
On le retrouve devant ses clichés, à lui, placardés sur les murs de la mairie du IXe, pour dénoncer ceux qui collent encore trop à la peau des éboueurs.
Pourquoi t’es-tu intéressé aux éboueurs ?
Florent Quint – Je me balade souvent en scooter dans les rues de Paris. Un jour, j’étais derrière un camion-poubelle qui s’est arrêté près d’une voiture en panne. Les éboueurs sont sortis aider le conducteur. Je ne m’y attendais pas, c’était juste après les attentats du 13 novembre, à Paris, et on était plongés dans des discours négatifs contre la communauté musulmane, qui était toujours ciblée. Et là, devant moi, j’avais une belle métaphore du vivre-ensemble et de la solidarité. On en manquait cruellement à l’époque… Il y avait une vraie bonne humeur chez eux, ça m’a donné envie d’en découvrir plus, sur qui ils sont et sur la mixité sociale chez les éboueurs.
En les rencontrant, as-tu trouvé qu’il y avait de la mixité ?
J’ai commencé à les suivre en septembre 2016, à différentes périodes, parfois pendant une semaine. Je couvrais surtout les équipes du matin, qui font du 6 h – 13 h. Ce qu’on ignore tous, c’est qu’il y a une grande solidarité entre eux : ils ont beau être de communautés différentes, Picards, Normands, Camerounais ou Comoriens, il n’y a aucune discrimination. C’est comme une grande famille, ou l’ambiance qu’il y a dans les vestiaires d’une équipe de foot. Ils sont tous au même niveau, ils ont tous les mains dans les mêmes poubelles. Ils sont indivisibles, ils travaillent dans la même équipe.
Quelle est l’ambiance dans les vestiaires, en dehors des tournées ?
Dans les vestiaires de l’atelier de déchets, ils rigolent et papotent. Ils adorent déconner, par exemple Farid avait trouvé une perche à selfie près d’une poubelle, ils s’amusaient à se prendre en photo. Les amitiés sont très fortes dans ce milieu : sur cette autre photo, c’est Mohamed qui m’a demandé de le photographier avec son vieil ami, avant qu’il ne parte à la retraite.
Quelle a été ta rencontre la plus forte ?
Ibrahima m’a beaucoup touché, c’est un Franco-comorien, il est éboueur depuis des dizaines d’années. Il n’est plus tout jeune, il doit partir à la retraite dans un an. Je l’ai vu plusieurs fois, on a vite sympathisé et il m’a accordé sa confiance. Il m’a ouvert son monde, j’ai pu le suivre dans son intimité en dehors du travail. Sur cette photo, on était à un mariage de sa communauté. Il organise aussi des fêtes avec des levées de fonds pour financer des hôpitaux aux Comores. Mais tout ça, personne ne le sait. Je voulais que leur personnalité soit au centre de mon travail.
Était-il important pour toi de les suivre dans leur vie privée ?
On les réduit trop souvent à leur étiquette d' »éboueurs », mais il y a des gens derrière les uniformes. Quand ils l’enlèvent, ils redeviennent n’importe qui, comme nous. C’est pour ça que j’ai fait des photos avant/après où ils sont en civil. J’ai pu suivre Christophe, un éboueur depuis quelques années, tu ne te doutes pas une seconde qu’il est bénévole à la Croix-Rouge tous les dimanche à Bondy. Et puis j’ai aussi rencontré Maciré et Sakho, deux amis Franco-malien et Franco-mauritanien, qui se retrouvent dans un foyer social près de Saint-Lazare.
Ta série est-elle un manifeste contre les clichés sur les éboueurs ?
Je voulais lutter contre tous les préjugés et les stigmates autour de ce métier. Être éboueur, ce n’est pas un sous-métier. Ils se font parfois insulter, ils sont méprisés, alors qu’ils nous aident plus qu’on ne l’imagine. J’ai vu un agent aider un SDF à Pigalle, à 9 h du matin. Il était tout tremblant et il l’a aidé à traverser la route. C’était un moment très fort. J’ai rencontré des gens qui ont des vies très différentes et qui viennent de milieux très divers. Certains font ça comme premier boulot, d’autres sont là depuis longtemps. La plupart ont choisi ce travail car ils en ont marre d’être virés parce que leur tête ne revient pas au patron, ou qu’ils en ont assez d’enchaîner les missions d’intérims. Ici, ils ont une vraie stabilité, ils gagnent un peu plus que le smic. J’ai rencontré un couple, par exemple, qui venait d’acheter une grande maison dans la campagne. Ils sont tous les deux éboueurs, et propriétaires à 25 ans.
Les éboueurs souffrent-ils encore de cette mauvaise image ?
Certains sont gênés de dire qu’ils sont éboueurs, ils ont un peu honte. Je pense que c’est pour ça que j’ai eu quelques refus, ils ne veulent pas être photographiés de peur de « s’afficher ». Mais j’ai été assez surpris, la plupart assument complètement, au contraire, ils sont fiers de leur boulot, pour eux c’est vraiment la routine. Ils n’aiment pas forcément les tâches, mais elles sont assez simples donc ils ont une grande autonomie. Ils ramassent les déchets et ils rentrent chez eux. Ils peuvent avoir une vie de famille. Mais ils sont encore sous-estimés.
Tu as été témoin d’actes violents envers les éboueurs ?
C’est un métier difficile à cause des horaires et ils doivent porter des sacs lourds. Mais c’est surtout les incivilités des gens qui m’a marqué. C’était assez fréquent. J’ai vu un homme jeter un papier par terre devant un agent qui balayait. Il était à 20 mètres de la poubelle… Certains m’ont dit qu’ils se faisaient engueuler par les commerçants, qui trouvent que leur travail est mal fait. Les violences sont assez marginales, mais ils savent qu’à Pigalle, par exemple, il ne faut pas y aller avant 9 h du matin, sinon ils croisent des fêtards qui sortent de soirée et ça peut mal tourner. Mais la plupart du temps c’était très bon enfant.
Comment ont-ils réagi en découvrant les photos ?
La mairie du IXe les a invités au vernissage, ils étaient vraiment contents. Pour une fois, quelqu’un les mettait à l’honneur, ils n’étaient plus dans la rue.
IN(DI)VISIBLES. Jusqu’au 17 juin. Mairie du 9e arrondissement, 6, rue Drouot, 75009 Paris.
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