De Traces de Felwine Sarr par Etienne Minoungou au Jeu des Ombres de Valère Novarina par Jean Bellorini, le lancement d’Une semaine d’art en Avignon ce vendredi 23 octobre, alliait la puissance de la langue à celle de la musique, la magie du théâtre s’avérant opérante pour combattre la noirceur du monde.
Ni la pluie qui occultait le ciel, ni le couvre-feu décrété la veille sur la cité des Papes, n’auront pu gâcher cette première journée d’Une semaine d’art en Avignon le 23 octobre. La veille au soir, on apprenait que les horaires des spectacles étaient tous avancés de trois heures. On imagine l’ambiance au service de réservations du festival pour prévenir l’ensemble du public… Mais il était là, et bien là, pour le lancement du festival à 14 heures, à la Fondation Lambert où était programmé le magnifique Traces – Discours aux Nations Africaines de Felwine Sarr, porté avec passion, douceur, colère et optimisme par Etienne Minoungou, acteur et metteur en scène burkinabé, accompagné sur le plateau du musicien Simon Winse. Un texte commandé par le Théâtre de Namur, en Belgique, qui fut créé lors de l’inauguration du Musée des civilisations noires en 2018 à Dakar, et que l’on retrouvera bientôt aux Récréâtrales de Nantes, après celles de Ouagadougou cette semaine, puis au festival d’Automne à Paris.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Traces est une adresse poétique, un appel puissant et un rappel saisissant de l’histoire du continent africain qui se résume en une phrase de l’auteur : « La décolonisation des esprits doit se faire de part et d’autre de la Méditerranée. » On y suit le parcours d’un homme « que la mer vomit sur une côte méditerranéenne », ce destin par lequel « vous pouvez devenir le déchet des autres », puisqu' »aucune dignité ne peut se conquérir dans l’arrière-cour des autres ». On y entend le récit de la naissance de l’humanité sur une terre soumise ensuite à la traite des Noirs, à l’esclavage, à la colonisation puis, en guise d’indépendance, au « sous-développement », ce terme scandaleux imposé par « les détrousseurs qui nomment ‘pauvres’ ceux qu’ils ont spoliés ».
>> A lire aussi : Couvre-feu : le spectacle vivant réagit aux annonces de Macron
« Notre seule faiblesse, c’est d’ignorer nos forces »
De la musique à la parole, d’une voix chaude au cri chanté, le jeu d’Etienne Minoungou s’articule et s’unit à merveille à la musique de Simon Winse. L’art oratoire permet de conjuguer les maux de l’histoire à la grandeur et la beauté éclatante d’une langue puisant dans ses racines la sève de sa pensée et de sa vision. « Notre seule faiblesse, c’est d’ignorer nos forces », affirme Felwine Sarr. Lesquelles s’expriment avec une puissance poétique qui donne toute sa mesure au titre du spectacle :
« Les jours ne reviennent pas. Ils emportent avec eux leurs songes gris et lumineux. Et pourtant nous devons marcher, faire le deuil de la nostalgie et hâter la venue du jour inexorable qui monte. La source est une terre que l’on porte en soi, elle nous habite et sa cisaille indélébile nous tenaille. Elle ne saurait s’assécher. La lumière atteinte ne se perd jamais. Elle se condense. Elle niche dans le verbe. Elle habite la sève de la nouvelle pousse. C’est une puissance vibratoire. Un chant qui patiemment remonte à la surface. Un fragment phosphorescent qui témoigne de la présence de ce qui n’est plus ; diffracte sa lumière et s’insinue. Elle est une trace qui persiste. » Un legs du passé qui imprime au présent son passage vers l’avenir.
>> A lire aussi : Olivier Py : “Il faut une prise de conscience de l’importance des festivals”
C’est donc à la FabricA que Jean Bellorini a présenté Le Jeu des ombres de Valère Novarina, un spectacle qui devait être créé dans la cour d’honneur du Palais des Papes en juillet dernier. Le déluge d’eau qui crépita sur le toit du théâtre pendant la représentation finit de nous convaincre qu’on ne perdait rien au change. Les langues de feu et les rougeoiements de lumières qui traversent les pendrillons mobiles tenant lieu de décor suffisent amplement à nous transporter dans la langue novarinienne. Une scénographie de saltimbanques chère à Jean Bellorini, mise en valeur par des alignements de servantes, ces lampes qui ne vivent que dans la nuit des théâtres et veillent sur les ombres qui y ont seules accès. Une belle façon de prendre acte du titre de la pièce : ce Jeu des ombres s’appliquant à l’ensemble des comédiens, chanteurs et musiciens réunis par le metteur en scène pour donner chair à la vision tragi-comique du mythe d’Orphée et d’Eurydice imaginée par Valère Novarina, en la couplant à l’Orféo de Monteverdi, enrichi et revisité avec bonheur par Sébastien Trouvé et Jérémie Poirier-Quinot.
Une réconciliation avec l’impérieuse dignité d’être vivant au cœur des ténèbres
Le jeu dont parle le titre est la clé du théâtre de Novarina, un point commun avec Jean Bellorini, tant dans la langue, bougrement inventive, que dans la création de personnages usant du grotesque pour mieux nous faire sentir la bouffonnerie d’une existence rivée à la matière, thème novarinien en diable, quand tout nous somme de fuir, de tenter l’expulsion hors de soi de la misère de vivre alors que la mort nous attend. « Je continuais à vivre uniquement pour me venger d’exister », lance un acteur au cœur du spectacle. D’un bout à l’autre, on sent la gourmandise de Jean Bellorini à faire exister le rare alliage de personnages défaussant le réel avec l’énergie du désespoir avec l’invention d’une langue puisant dans la mythologie la lutte perdue d’avance de l’homme avec sa finitude, la perte, la séparation. En guise de salut, seul reste le pouvoir de l’insolence, de la provocation joyeuse, dont le pic est atteint dans un monologue d’anthologie où Novarina cède à son goût de l’énumération compulsive en déroulant toutes les définitions de Dieu que l’histoire a produite. Un vibrant plaidoyer à la liberté d’expression qui prenait, après l’assassinat monstrueux de Samuel Paty, toute sa valeur. Intrinsèquement vivant, le théâtre nous réconcilie avec l’impérieuse dignité d’être vivant au cœur des ténèbres.
Une semaine d’art en Avignon, du 23 au 31 octobre 2020.
>> A lire aussi : Avec sa fable de dévoration “Mes frères”, Pascal Rambert, transforme le TNB en forêt nordique
{"type":"Banniere-Basse"}