Une foire d’art contemporain pourtant bien implantée dans le paysage artistique tunisien provoque la fureurs des Islamistes. Et lève le voile sur les intentions du nouveau gouvernement tunisien en matière de liberté d’expression.
« Tout a commencé le jour de la clôture de la foire avec l’arrivée d’un huissier et de deux Salafistes qui ont jugé qu’il y avait des oeuvres blasphématoires dans l’exposition et ont exigé que nous les retirions avant 18h« , raconte aujourd’hui la jeune peintre Amel Ben Attia invitée de la 10ème édition du Printemps des arts qui s’est tenue du 2 au 10 juin dans la banlieue de Tunis.
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La suite de l’histoire ressemble à un mauvais feuilleton. Malgré l’intervention de la police, le groupe revient épaulé de jeunes adolescents et de gros bras qui s’attaquent au Palais Abdelliya où se tient la manifestation et brûlent une dizaine d’oeuvres d’art. Parties du quartier chic de Marsa, les émeutes se répandent alors comme une traînée de poudre et atteignent d’autres banlieues de Tunis. Au total, on comptera une centaine de blessés, dont un nombre important de policiers, tandis que 160 personnes sont arrêtées.
Là encore, Facebook tient le premier rôle. Alors que le réseau social avait servit de catalyseur lors de la Révolution de Jasmin, il permet aux Salafistes de diffuser sur la toile leur interprétation biaisée des oeuvres et d’avertir les imams de certaines mosquées de leur supposé caractère attentatoire.
« C’est de là que sont partis les manifestations pour atteinte au sacré et les violences qui s’en sont suivies » estime Héla Ammar, une autre artiste présentée dans la foire.
« Le réseau s’est ensuite enflammé et l’on a vu circuler des horreurs sur le Net, dont une liste d’artistes à tuer » complète Amel Ben Attia avant d’ajouter « J’estime que nous avons servi d’appât à une instrumentalisation qui nous dépasse. Aujourd’hui, nous vivons dans l’angoisse puisque certaines mosquées prêchent encore pour l’égorgement de tous les artistes de l’exposition. Nous sommes en train de nous organiser avec l’aide de nos avocats pour déposer des plaintes à titre individuel ». Une riposte au cas par cas donc car l’autre abberration de cette affaire tient à l’attitude du gouvernement et notamment du ministre de la culture, Meldi Mabrouk qui malgré son engagement il y a quelques mois en faveur de « l’expression d’une culture libre » a annoncé qu’il comptait porter plainte « pour atteinte aux valeurs du sacré ».
« Notre ministre de tutelle a envenimé les choses en se basant sur de fausses informations véhiculées par le Net » décrypte aujourd’hui Amel Ben Attia. « Il a rappelé que l’art devait être beau et non révolutionnaire. Nous avons vécu cela comme une trahison » conclue celle qui estime aujourd’hui que « la dictature a changé de camp et qu’elle est désormais sous la coupe de la religion – ce qui est encore pire qu’avant . Je crois que c’est tout un projet de société pour tuer la culture en Tunisie afin d’endoctriner encore plus le peuple et l’abrutir ».
Même son de cloche du côté d’Héla Ammar qui dénonce elle « le manque de responsabilité des ministres de la culture et des affaires religieuses, relayés par l’Imam Zitouna qui se sont basés sur des oui dire et sur des informations mensongères pour condamner des toiles qu’ils n’ont même pas vues. »
Des oeuvres provocantes ?
Parmi les oeuvres incriminées, détruites pour la plupart aujourd’hui, l’on trouve une toile de Mohamed Ben Slama représentant une colonie de fourmis s’échappant du cartable d’un écolier pour former la phrase « Gloire à Dieu ». Sachant que la fourmi est un insecte sacré dans le Coran, les islamistes ont vu là une première atteinte à leur intégrité. L’autre pièce qui a mis le feu aux poudres est une pièce intitulée «Le Ring» composée de punching balls sur lesquels figuraient le visage de femmes chrétienne, juive et musulmane.
« Il n’y a eu aucune provocation de la part des artistes » estime pour sa part Héla Ammar. A travers notre art et chacun à sa manière, nous nous sommes simplement exprimés sur les sujets qui nous touchent. N’est ce pas là le rôle de tout artiste contemporain ?! Nous avons exprimé nos craintes quant à la montée de l’islamisme en Tunisie, la recrudescence de la violence, la fracture économique et sociale et le statut de la femme dans une Tunisie post révolutionnaire » raconte encore cette jeune artiste qui a de son côté présenté un ensemble de trois photographies inspirées des Odalisques de Ingres.
« Avec ces images, j’ai cherché à prendre le contre-pied d’une vision orientaliste et réductrice de la femme. Une manière pour moi de ne dénier aux femmes ni leur féminité ni leur émancipation ».
Le pire est-il à venir ?
Si la résistance s’organise aujourd’hui du côté des artistes qui ont entamé des démarches judiciaires et ont lancé un appel au soutien international pour les artistes tunisiens, tandis que le Syndicats des Artistes Plasticiens a annoncé qu’il portait plainte contre 3 ministres, dont celui de la Culture ; d’autres redoutent un durcissement officiel de la censure. « Profitant de ces évènements, certains courants islamistes ont proposé d’incriminer légalement l’atteinte au sacré. Si une loi devait être adoptée dans ce sens, elle signerait la fin de la liberté d’expression non pas seulement des artistes, mais également de tout intellectuel ou créateur » rappelle ainsi Héla Ammar. « Le risque de muselage des artistes et intellectuels existe et c’est dans cette mesure que nous avons tous le devoir de nous battre : pour la liberté d’expression mais aussi pour un modèle de société libre créative et tolérante« .
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