Réinvestir les lieux abandonnés de la ville pour y accueillir des expositions d’art contemporain et leur rendre ainsi conscience de leur identité collective. C’est le pari tenté et réussi par la fondation Kamel Lazaar et du festival Jaou, dont la cinquième édition s’est tenue du 27 juin au 1er juillet.
De loin on croirait apercevoir une soucoupe volante. C’est au bord du lac de Tunis, à l’extrémité est de l’avenue Habib Bourguiba, artère centrale de la capitale tunisienne, que se dresse l’ancienne Bourse du Travail. Ce vaste bâtiment blanc calcaire, édifié au lendemain de la Seconde Guerre mondial d’après les plans de l’architecte russe Lewandowski, accueille dès le vestibule, les magnifiques panneaux en céramique d’Abdelaziz Gorgi. A l’intérieur résonnent encore, dans l’auditorium d’une capacité de 600 places, les cris et les vociférations, tels des vestiges de l’histoire. Pendant cinquante ans, l’endroit a abrité les réunions des syndicalistes de l’UGTT (l’Union générale tunisienne du travail), plus ancienne organisation syndicale du continent.
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C’est une toute autre faune qui a investi ce lieu chargé d’histoire, le mercredi 27 juin. Fermé depuis 2014, l’ancienne Bourse du Travail de Tunis accueille ce soir la Symphonie des Silences : une pièce de Braham Aloui dans laquelle des comédiens et musiciens malentendants présentent une œuvre qui au travers de l’expression visuelle et gestuelle produit un acte poétique nourrissant l’imaginaire et poussant à l’interrogation : comment contribuer à l’insertion de ceux marginalisés par la société, comment ouvrir les yeux sur ces silencieux en apparence, pas du tout absents mais en attente d’être entendus.
« Faire de l’art pour le public plutôt que pour nos pairs »
Cette pièce inaugure la cinquième édition du Jaou Tunis 2018. Ce festival d’art contemporain organisé par la fondation Kamel Lazaar a cette année choisi pour thème les quatre éléments – l’eau, le feu, la terre et l’air – qui fondent la vie et en constituent la texture et la matrice. Pour accueillir les pavillons hébergeant les œuvres, 28 lieux ont été présélectionnés par la fondation. Quatre ont été retenus, non sans hasard : tous partagent le fait d’avoir été délaissés, oubliés ou détournés de leur fonction première. L’ambition est d’ouvrir les yeux des Tunisois sur la richesse de leur patrimoine : « Investir ces lieux, c’est notre façon de faire de l’art horizontalement, pour le public plutôt que pour nos seuls pairs », explique Lina Lazaar qui dirige la fondation du même nom.
A ce titre, l’Eglise de l’Aouina, apparaît comme l’un des endroits les plus surprenants, accueillant un ring de boxe en plein cœur de la nef ! Anciennement connue sous le nom d’église Saint-Thérèse-de-l’Enfant-Jésus lorsque le pays était encore sous protectorat français. En 1964, la Tunisie indépendante depuis huit ans signe un modus vivendi avec le Vatican, entraînant la fermeture de l’Eglise. Le bâtiment aurait pu tomber dans l’oubli s’il n’avait pas été récupéré par la Garde nationale qui y entraîne encore, chaque jour, des jeunes filles et garçons pour en faire de petits champions.
A l’occasion de Jaou, l’Eglise de l’Aouina accueille le Pavillon de l’Eau (« Mé » en arabe), sous le commissariat de Myriam Ben Salah. Formée en France, la jeune curatrice y propose des œuvres audacieuses, dont la très jolie série photo des jeunes membres du club de boxe, réalisée par la libanaise Ayla Hibri ou cette monumentale sculpture du Franco-tunisinen Alex Ayed, exposée à la galerie Balice Hertling à Paris. « Les artistes tunisiens ont eu besoin de voir ce qu’il se faisait ailleurs, avance Myriam Ben Salah. Mais, après la chute de Ben Ali en 2011, un sentiment de liberté d’expression aussi spontané que chaotique a été insufflé. Il reste en Tunisie beaucoup de choses à faire au niveau de la scène artistique mais ceux qui sont ici ont une extraordinaire force d’accomplir. »
Le Pavillon du feu (« Naar » en arabe) est quant à lui hébergé dans l’imprimerie « El Matbaa », plus connue sous l’appellation Imprimerie Cérès. Une surface de 900 mètres carrés où subsistent encore de fascinantes machines dédiées à la première imprimerie offset de la Tunisie, créée en 1971 par Mohamed Ben Ismaïl.
Redécouvrir la sublime Zaouïa, au cœur de la Médina tunisoise
Le Pavillon de la Terre (« Trab » en arabe) a posé ses bagages dans la Medina, l’immense souk au cœur de Tunis, dans la nécropole de La Zaouïa. « L’endroit dont je suis le plus fier, explique Lina Lazaar. Les portes étaient fermées depuis longtemps. On s’est battu pour y avoir accès, on a tout nettoyé à l’intérieur et le résultat est à la hauteur de nos attentes. » De style néo-mauresque, la Zaouïa de Siki Boukhrissane a été restaurée entre 1981 et 1983. Cette nécropole fait partie du plus vieux cimetière de Tunis et longeait les anciens remparts, au sud-ouest de la Médina.
Le dernier Pavillon, celui de l’Air (« Hwé » en arabe, confié à la commissaire Aziza Harmel) n’est distant que de quelques mètres. Il s’agit de « Dar Baccouche » soit la moitié de la maison de la rue des Selliers. Elle a été bâtie par Mohamed Baccouche, issu d’une famille d’origine andalouse, arrivée en Tunisie au début du XVIIe siècle. Elle a été construite à partir d’une maison ancienne entourée d’un vaste terrain. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la maison a été concédée par ses propriétaires aux Russes blancs de l’armée Wrangel : une pièce centrale a été transformée en chapelle orthodoxe. Ce n’est donc pas un hasard si la maison a des airs d’appartement collectif de l’époque soviétique.
Ce choix d’utiliser des morceaux du patrimoine tunisois interpelle. « A force de s’appliquer à habilement mettre en scène les idées et les objets, certains musées d’art contemporains occidentaux se sont isolés de l’indispensable regard du citoyen pour lequel l’Art est devenu un luxe et non un élément essentiel de la création d’une conscience nationale et d’une identité collective, conclut Lina Lazaar. Il y a quelque chose d’extrêmement séduisant et libérateur en la possibilité d’investir des lieux d’échanges publics ‘récupérés’ en attendant le jour où il nous sera possible d’investir les mosquées, les hammams, les aéroports, voire les stades de foot pour éveiller les consciences au fait culturel, à son urgence qui attend désespérément d’être reconnu. »
La question de l’après
Après le départ de Jaou, à la fin du mois de juillet, ces lieux ne retomberont pas dans l’oubli. Si l’Eglise Aouina va reprendre son rôle habituel de salle de boxe, l’échange de bon procédé va permettre le financement d’un vestiaire destiné aux filles. Les propriétaires de Dar Baccouche qui souhaitaient vendre le lieu ont déjà reçu des offres associées à des projets de rénovation. La nécropole de La Zaouïa devrait elle rester ouverte au public, tout comme l’ancienne Bourse du Travail et l’imprimerie El Matbaa pour lesquels des projets de centre d’art sont déjà à l’étude.
Jaou Tunis 2018, jusqu’au 31 juillet 2018 (sauf l’Eglise de l’Aouina) – gratuit au public http://jaou.art/
L’Ancienne Bourse du Travail, Tunis Marine, rue Christophe Colomb
L’Eglise de l’Aouina, 23 avenue Monji Slim
El Matbaa, l’Imprimerie Cérès, 6-10 rue Abderrahman Azzam
La Zaouïa de Sidi Boukhrissane, rue Ben Mahmoud Essarajine, Bab Menara
Dar Baccouche, 4 rue Tamra, zone industrielle
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