L’exposition de l’Américaine Trisha Donnelly est l’occasion de désapprendre tous les réflexes bavards, pressés et normatifs qui régissent notre appréhension de l’art. Une expérience hypnotique, où l’ancestral résonne avec la science-fiction.
Toute exposition implique une chorégraphie de la part de son ou de sa spectateur·rice. La plupart du temps, celle-ci est implicite. Elle est jouée selon des codes intériorisés de la “bonne” conduite des lieux d’exposition, cette normativité qui implique de mimer le recueillement, la concentration, la pénétration.
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Plus précisément, actuellement, le rituel en vigueur serait : prendre le texte de salle pétri de verbiage obscur, se pencher pour lire le cartel de l’œuvre, tendre le bras qui instagramme, le tout au pas de course. L’œil est appareillé par le smartphone, les pieds guidés par la marche martiale du ou de la consommateur·rice frénétique de contenus culturels.
Une exposition pour réapprendre à regarder
Or la première chose que l’on constate en pénétrant dans l’exposition de Trisha Donnelly à la galerie Air de Paris à Romainville est précisément que cette chorégraphie-là, l’habituelle, la machinale, se grippe. Il faut réapprendre à voir, et à mouvoir son corps pour voir.
Cela tient déjà à ce que l’artiste américaine ne fournit aucune béquille didactique : depuis ses premières expositions dans les années 2000, elle restreint méticuleusement toute communication excédentaire ou préalable autour de ses œuvres. Pas de texte introductif, pas de clés ni de thèmes, pas de vues d’expositions.
Mais cette démarche ne saurait s’opérer sans l’extrême maîtrise qu’elle applique à chacune de ses interventions tenues sur un fil. Celles-ci sont éthérées, hypnotiques, troublantes même. Elles convient à des expériences ténues et totales à la fois. Alors, le silence feutré se fait ; sur la pointe des pieds, chacun·e se hasarde et aucun bras ne se tend. La stupéfaction s’étire, se module, semble durer mille ans.
Dans l’espace d’expérience qu’elle ouvre, tout est à nouveau intrigant : quelque chose va se produire, et pourtant n’arrive jamais. Nous voilà en suspens, dans l’espace-temps synesthésique distillé par l’artiste. Cette expérience phénoménologique, et la chorégraphie institutionnelle qu’elle implique, concerne l’ensemble de sa palette conceptuelle de médiums et de langages : les projections vidéo, les photographies tremblantes, les pièces sonores ou les interventions architecturales ou sculpturales.
Attention, spoiler !
Et l’on s’en voudrait presque, à ce stade, de dévoiler le clou de l’affaire. Ou alors, en insérant, ici, un spoiler comme on le ferait d’un contenu narratif trépidant, un film, une série, un livre. Pour son exposition entre les murs de sa galerie historique, qui la représente depuis 2001, Trisha Donnelly prolonge la série en cours de ses monolithes mutiques.
Dans l’espace, elle a en a dressé plusieurs. Chacun d’entre eux convie à la rencontre. Travaillées par l’artiste dans les carrières de marbre, ces présences, souvent à taille à peine plus réduite que l’humain·e, sont grises, roses, nacrées. Elles sont renflées comme une carlingue de haute précision, striées comme une roche millénaire, effilées à la manière d’un outil dont le manuel aurait été perdu.
On ne saurait leur assigner d’origine humaine, naturelle ou surnaturelle, pas plus que de datation préhistorique, industrielle ou futuriste. Tout se passe comme si l’on tombait, à la fois et en même temps, devant une statue de l’île de Pâques qui se convertirait en bolide extraterrestre, ou peut-être une pierre ancestrale longtemps vénérée qui aurait été utilisée comme accessoire d’un film dystopique.
Reste donc ceci : l’expérience pure, devant laquelle la description achoppe, la méthodologie minutieusement apprise s’effrite, les termes consacrés de l’International Art World English s’enlisent. Il faudrait, peut-être, se remettre à inventer des histoires, écrire une nouvelle de fiction à côté de l’exposition, proposer une couleur, une note de musique, une odeur qui entrerait en résonance avec les ondes magnétiques d’une proposition magistrale. Et rare.
Trisha Donnelly, jusqu’au 13 juillet à la galerie Air de Paris à Romainville.
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