Au MAC VAL, Tous, des sang-mêlés interroge la notion d’identité culturelle. A rebours d’une vision figée, soixante artistes mettent en avant son caractère mouvant et hybride.
« Le propre d’une culture, c’est de ne pas être identique à elle-même”, écrivait Jacques Derrida il y a plus de dix ans. Dans un récent essai, Il n’y a pas d’identité culturelle, un autre philosophe, François Jullien, estimait, dans le même esprit déconstructiviste, qu’une identité culturelle est toujours en train de se transformer et de muter ; aux identités, resserrées et factices, le penseur oppose les notions de “ressources” et “d’écarts” culturels, par lesquels un dialogue, et non une séparation, reste possible.
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Comme un écho saisissant à ces réflexions stimulantes sur l’identité et à tous les débats qui obsèdent le champ de la pensée actuelle, la nouvelle exposition du MAC VAL, Tous, des sang-mêlés, met en lumière la manière dont les artistes contemporains travaillent, eux aussi, cette question clé de l’époque par l’image, la vidéo, la sculpture, l’installation, autrement dit par un langage plastique qui résonne au cœur des questions actuelles.
La dimension fictionnelle, fabriquée, historicisée de la notion d’identité
Au-delà du clin d’œil à l’ouvrage de l’historien Lucien Febvre, Nous sommes des sang-mêlés (1950), l’exposition assume ouvertement l’héritage récent des cultural studies pour souligner la dimension fictionnelle, fabriquée, historicisée de la notion d’identité.
Pour les commissaires Julie Crenn et Frank Lamy, “l’identité est une construction, un concept qui se performe”. “Parce qu’elle se transforme au fil des expériences, l’identité culturelle est mouvante, poreuse, créolisée. Nous sommes tous des passants, des migrants, des métis, des hybrides, des étrangers, des constructions, des êtres en relation”, ajoutent-ils. Nous sommes tous “l’étranger de l’autre”, selon le mot d’Albert Camus, ainsi que le rappellent dès l’entrée les vingt néons du collectif Claire Fontaine, Etrangers partout, déclinés en vingt langues différentes.
Une manière plus ou moins accomplie d’échapper à toute forme d’assignation
La sélection d’une centaine d’œuvres, réalisées par soixante artistes internationaux (avec, pour une fois, une très forte présence féminine), illustre avec éclat cet horizon d’une invention de soi constante, d’une manière plus ou moins accomplie d’échapper à toute forme d’assignation, de résister aux stéréotypes qui vous poursuivent. Beaucoup d’œuvres évoquent la difficulté d’ajuster sa place dans un monde où les passants piétinent, où les sans-terres fuient, où les étrangers inquiètent, où soi-même se vit toujours comme un autre.
Mémoire trouée, invisibilité des traces identitaires, dialectique de la traduction, jeu avec les clichés linguistiques et esthétiques, patriotisme brocardé, nationalismes moqués… Plusieurs motifs s’imbriquent dans un parcours aussi riche qu’éclaté, sans chemin balisé, sans porte d’entrée imposée. La scénographie s’adapte aux récits dispersés qu’elle accompagne, assumant la logique d’une errance, d’un frottement et d’un croisement permanents entre des images et des sons.
Un monde en mouvement où tout n’est que traduction et recomposition
Autant que le sang, les œuvres s’entremêlent. Pour dessiner un monde en mouvement, où tout n’est que traduction et recomposition, souvenir et reconstruction, où rien n’est fixe, pas même son propre visage, comme le prouve l’artiste libanaise Ninar Esber (photo) dans un autoportait fragmenté en quarante-deux clichés, Arlésienne, qui lui donne un air, selon sa coiffure, de Portugaise ou d’Algérienne, d’Américaine ou d’Iranienne. Insituable, inassignable, indéterminée.
Autant que les objets ethnographiques rassemblés par Ali Cherri sur une table lumineuse, ouverte à toutes les questions quant à leur origine, réelle ou factice. Comme Violaine Lochu qui s’amuse, par l’oralité, à jouer avec la plasticité du langage, en prononçant dans une vidéo son nom avec des consonances slave, méditerranéenne ou germanique.
Cette porosité des langues s’entend aussi dans les vidéos de Zineb Sedira, qui met en scène des conversations entre une mère et sa fille, chacune parlant dans sa propre langue maternelle : un télescopage qui souligne l’ambiguïté de l’origine linguistique et l’évidence des effets de circulation sur l’identité au cœur des diasporas.
Ni heureuse ni malheureuse, l’identité est poreuse
Ce que l’on est, c’est aussi ce que l’on oublie de soi et ce que l’on réinvente en soi ; dans ses puissantes images en forme de puzzles inachevés, Ceux qui restent, Morgane Denzler interroge les brèches et les creux des récits intimes à partir de vieilles photos achetées à Beyrouth, dont on ne peut saisir l’épaisseur historique qu’en identifiant leur part manquante. Ni heureuse ni malheureuse, l’identité est poreuse, c’est-à-dire contaminée, dans ses trous invisibles, par des fantasmes et des projections multiples.
L’identité, c’est aussi déjouer les clichés et les fétiches, à la manière du Ghanéen Harold Offeh qui, dans une vidéo réjouissante, s’amuse à répliquer dans sa salle de bains l’arabesque imaginée par Jean-Paul Goude pour Grace Jones, célèbre image de la femme exotique au corps huilé. Se courbant, en écoutant Slave to the Rhythm, durant plusieurs minutes, son corps s’affaisse : la forme de la panthère lui échappe, comme une image impossible.
L’impossible le plus absolu, c’est enfin l’identité interdite
L’impossible le plus absolu, c’est enfin l’identité interdite, lorsque les passagers sont forcés au silence, tel que l’exprime l’impressionnante sculpture de Karim Ghelloussi, représentant, dans une secrète référence aux Bourgeois de Calais de Rodin, par son effet de masse, des êtres égarés, déplacés : la figure tragique du XXIe siècle, celle d’une identité entravée, tenue à l’impossibilité même de se mêler au vivant qui l’entoure.
Des sang-mêlés, nous le sommes tous, nous suggère cette intelligente exposition, jusqu’au point limite d’un moment politique qui laisse, en silence, des corps égarés perdre leur sang, gelé.
Tous, des sang-mêlés jusqu’au 3 septembre au MAC VAL, Vitry-sur-Seine
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