À quelques jours de la conférence de presse du Festival d’Avignon pour présenter la programmation de la 77e édition, nous avons rencontré son nouveau directeur, l’auteur et metteur en scène portugais Tiago Rodrigues, pour parler du contenu artistique du festival mais aussi, plus largement, du monde comme il tourne et de la vision qu’il en a.
C’était le 28 mars. On ignorait encore alors que la conférence de presse parisienne, qui devait se tenir au TGP de Saint-Denis ce 6 avril, le lendemain de celle se déroulant à Avignon, serait annulée pour cause de grève. C’est donc uniquement à Avignon et online, comme on le dit désormais, que tout le monde a pu prendre connaissance des réjouissances qui nous attendent cet été à Avignon.
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Outre les artistes qu’on se réjouit d’y retrouver, comme Krystian Lupa, Julien Gosselin, Philippe Quesne, Milo Rau ou Mathilde Monnier, et celles et ceux qui y font une entrée remarquée, comme Suzanne Kennedy et Markus Selg, d’autres encore sont à découvrir. Sur une quarantaine de spectacles, la moitié sont créés par des femmes. Mais il ne nous a pas parlé de cela. Comme si cela allait – devait aller – de soi.
Comment réagissez-vous à l’attaque au couteau qui a fait deux morts hier, le 28 mars, dans un centre musulman à Lisbonne ?
Tiago Rodrigues – Vous savez, je ne vis plus à Lisbonne, j’ai déménagé il y a un an pour m’installer à Avignon. La dernière fois que j’y suis allé, c’était après Noël, comme tout bon émigrant. J’ai été nommé à la direction du festival en juillet 2021 et j’ai quitté la direction du Théâtre national Dona Maria II de Lisbonne fin décembre de cette année-là. Début 2022, j’ai créé le spectacle Dans la mesure de l’impossible à la Comédie de Genève et en mars, j’ai déménagé pour m’installer à Avignon. Mais j’étais déjà présent avant et j’ai voulu accompagner la dernière édition d’Olivier Py, pour observer les préparatifs du festival et le travail des équipes. Diriger à la fois le théâtre de Lisbonne et le Festival d’Avignon n’est pas compatible. Pas seulement à cause de l’emploi du temps, mais parce que je me plonge avec passion dans le projet d’Avignon.
Mais j’ai suivi avec beaucoup d’inquiétude ce qui s’est passé au Portugal. Les faits se sont déroulés dans le centre ismaélite de Lisbonne que je connais bien et avec lequel le Théâtre national a eu de nombreuses activités. Ils font un travail absolument indispensable et extraordinaire avec les réfugié·es et les exilé·es au Portugal. C’est un pays où l’on n’a pas l’habitude de vivre des épisodes violents comme celui-ci dans le contexte des minorités religieuses. D’après ce que j’ai lu dans Publico, le quotidien portugais auquel je suis toujours abonné et que je lis religieusement tous les matins, il ne s’agit pas d’un attentat motivé par des questions religieuses, la personne qui a tué deux femmes avant d’être interpellée ayant des problèmes psychiatriques.
Maintenant que vous vivez en France, comment réagissez-vous aux mouvements de grève et de contestation liés à la réforme des retraites en France ?
Je commence à me familiariser avec les questions sociétales en France et avec ce qu’est la vie démocratique dans ce pays, même si je l’observais déjà lorsque je venais en tant qu’artiste invité pour présenter mes spectacles. Concernant les mouvements de revendication en général et pas seulement celui qu’on observe aujourd’hui en France, j’estime que la participation des citoyennes et des citoyens à des manifestations ou à des grèves est un droit inaliénable pour lequel j’ai un profond respect. C’est un outil de participation civique et dans ce contexte, j’observe avec attention, mais aussi avec inquiétude, l’évolution des événements lors des manifestations.
Cela dit, j’avoue que j’ai encore du mal, en tant qu’immigrant récent, à bien comprendre en détail la question de la réforme des retraites. Mais le rapport du peuple avec la démocratie reste un point crucial et ce qui se joue dépasse les revendications de la réforme des retraites : il s’agit de voir de quelle manière s’exprime cette participation démocratique. Je suis pour une participation civique, pacifique et respectée par les autorités et, par ailleurs, j’ai l’impression que quelque chose se joue sur la place de l’État dans la vie des gens. J’observe donc ce mouvement avec beaucoup d’intérêt car il soulève des questions profondes sur l’organisation de la société.
Quel est votre premier souvenir du Festival d’Avignon comme spectateur et comme artiste ?
Je suis venu au Festival d’Avignon pour la première fois en 2015, pour présenter mon spectacle Antoine et Cléopâtre que j’avais créé quelques mois avant à Lisbonne et qu’Agnès Troly, qui dirigeait la programmation du festival à l’époque, avait décidé d’inviter. J’étais donc à la fois artiste mais aussi spectateur. Je suis arrivé avec beaucoup d’enthousiasme et aussi un peu d’angoisse, parce que depuis mes 14 ans, quand j’ai commencé à faire du théâtre amateur au lycée dans la banlieue de Lisbonne, j’en avais entendu parler par mon professeur de sociologie mozambicain, qui animait le groupe de théâtre, comme d’un endroit mythique créé par Jean Vilar en 1947.
Cette utopie de théâtre populaire m’a beaucoup inspiré avant que je vienne ici pour la première fois… Je m’étais fait la promesse de venir au festival mais je reportais sans arrêt ma venue, parce que le mois de juillet au Portugal est très chargé, entre les festivals et les saisons des théâtre qui durent plus longtemps qu’en France. Comme je travaillais tout le temps, il fallait inévitablement que ce soit avec mon travail théâtral que je découvre un jour Avignon.
J’avais visité la ville en hiver pour faire les repérages techniques du théâtre Benoît-XII, où je devais jouer mon spectacle, mais la première image que j’ai du Festival d’Avignon, c’est la découverte d’une ville complètement transformée. Ce qui m’a vraiment bouleversé, c’est de voir le public discuter à la sortie des spectacles et tenir des discussions passionnées place des Corps-Saints, avec toutes ces terrasses pleines de gens qui échangeaient, entre deux sandwichs et un verre de vin. À mes yeux, ces gens formaient une sorte de tribu du théâtre qui se consacrait à cet art pendant cette parenthèse enchantée du festival. Je me suis dit que j’étais arrivé sur l’île d’Utopia !
“Cette utopie de théâtre populaire m’a beaucoup inspiré avant que je vienne ici pour la première fois”
Qu’est-ce qui vous a poussé à postuler à ce poste moins de dix ans après votre première venue au festival ?
C’est l’histoire que j’ai vécue à partir de ce premier moment. Cette première visite m’a énormément lié à ce lieu qui est à la fois un endroit de plaisir, de joie, de rencontres, de rassemblement, mais aussi un espace de résistance où les arts vivants, le théâtre d’une façon très large, constituent un outil de débat et de réflexion. Une espèce d’antichambre à l’action où l’on vient s’emplir d’idées et d’énergie pour le reste de l’année. Mais surtout, parce que son code génétique est celui que je recherche dans le théâtre qui me passionne, comme artiste et comme spectateur.
Ce coup de foudre a ensuite évolué en histoire d’amour régulière. Je suis revenu en 2017 présenter Sopro, le premier spectacle que j’ai fait avec la troupe du Théâtre national Dona Maria II de Lisbonne, une grande aventure pour moi, tant du point de vue artistique qu’humain, puis en 2021 avec La Cerisaie de Tchekhov dans la cour d’honneur du Palais des papes.
Je savais que pour postuler, il fallait écrire un projet de dix pages et j’ai écrit une lettre de vingt. Parce que la modération ne convient pas pour une lettre d’amour ! J’ai parlé de ma vision de ce que cet amour pourrait générer. Au début, c’était un geste romantique qui, suite à sa lecture par le conseil d’administration du Festival d’Avignon et le ministère de la Culture, est devenu plus concret. Lors de plusieurs rencontres, j’ai pu leur parler de ce qui m’animait et me poussait à quitter mon pays pour venir m’installer ici et donner tout ce que je peux à ce festival, avec mes faiblesses et mes fragilités, mais aussi les qualités que je peux avoir lorsqu’il s’agit de mener à bien n’importe quel projet.
En quoi consiste cette vision ? Plutôt que d’annoncer une thématique ou votre vision du festival, vous consacrez l’édito de votre programme, dans une énumération à la Pérec, à affirmer ce qu’est le festival, à en donner une définition plurielle. Vous avez aussi repris en exergue la phrase prononcée par Jean Vilar en 1947 avant la première édition du festival qui se nommait alors Une semaine d’art en Avignon : “Avignon réunira et donc Avignon existera.” Est-ce pour vous une feuille de route ?
Je considère le Festival d’Avignon, avec ses 76 éditions, comme une partition artistique, culturelle, politique et historique qu’il s’agit d’interpréter. La responsabilité mais aussi la liberté de le faire commence, comme avec toutes les partitions, par apprendre à la jouer et à décider ensuite quelle note on va jouer un peu plus fort, plus rapidement ou plus lentement. En tant qu’artiste et citoyen, je suis très attaché à cette idée d’interpréter une partition, et c’est ce geste-là qui est un tremplin pour l’invention.
Depuis sa création en 1947, le Festival d’Avignon a inscrit dans son code génétique des mariages improbables mais très heureux, qui sont toujours des constructions en cours, jamais acquises. Le mariage entre l’expérimentation et la complexité artistique, l’inattendu, entre les grandes aventures culturelles et l’accessibilité de manière démocratique est par exemple au cœur du festival. Cette question de la démocratisation culturelle est un vrai défi de programmation et d’organisation que l’on entend relever. D’autant plus qu’aujourd’hui, le discours public se simplifie dangereusement ; l’art peut encore nous proposer des codes joyeux et complexes à déchiffrer pour lancer une réflexion.
C’est à la fois un festival à l’échelle planétaire et un festival de la décentralisation, sensible au territoire et engagé avec une population. Je dis souvent à l’équipe du festival, mais aussi à nos partenaires et au public, qu’Avignon appartient au monde pendant le mois de juillet et au territoire tout le reste de l’année. On ne peut pas imaginer cette utopie de théâtre populaire sans un travail quotidien à l’année dans le territoire, avant ce grand moment de visibilité en juillet et l’arrivée d’un public national et international qui fait d’Avignon une ville en fête.
Il existe encore un autre mariage improbable mais très heureux à Avignon : c’est le lien entre la mémoire, l’histoire, le passé et la création, puisque l’on voit les spectacles dans des lieux qui sont à la fois des monuments du patrimoine historique et des monuments des arts vivants. Quand on entre dans la cour du Palais des papes, on entre bien sûr en contact avec ce siècle où les papes se sont installés en Avignon et avec la ville qu’ils ont réinventée, mais aussi avec la mémoire des spectacles de Jean Vilar, de Romeo Castellucci, d’Ariane Mnouchkine ou de Pina Bausch, qui en ont imprégné les pierres.
Je pense que c’est précisément dans ces endroits d’histoire qu’on peut aujourd’hui construire le laboratoire de recherche de l’avenir pour les arts vivants. La mémoire comme tremplin de l’invention de l’avenir. Avignon concrétise et rend palpable ce mariage improbable et cela nous intéresse beaucoup. On le retrouve dans la programmation, qui essaie de mélanger, comme la Durance et le Rhône, les grandes œuvres contemporaines avec les créations de jeunes artistes, celles et ceux dont on pense qu’iels seront le patrimoine de l’avenir. Cette idée de confluence de la mémoire et de l’avenir dans un seul festival nous passionne beaucoup.
“C’est à la fois un festival à l’échelle planétaire et un festival de la décentralisation, sensible au territoire.”
Quels sont les choix artistiques qui dessinent cette 77e édition, qui débute avec une chorégraphie de Bintou Dembelé ?
C’est un lent processus de dialogue et de recherche très subjective entre une équipe de programmation composée de deux codirectrices, Géraldine Chaillou et Magda Bizarro, et moi. Quels sont les artistes et les propositions qui nous semblent absolument indispensables à partager avec le public dans le contexte du Festival d’Avignon ? C’est une question d’architecture et d’équilibre entre les propositions artistiques, l’attente du public de vivre des aventures inoubliables et des surprises, des découvertes, qui font du festival cet institut international de l’inattendu.
En inaugurant le festival avec la chorégraphie de Bintou Dembélé, G.R.O.O.V.E., on porte un geste artistique engagé dans une rencontre avec la rue et l’espace culturel. Un geste à la fois très contemporain et très proche de la conception de Vilar, qui entendait ouvrir les portes du théâtre à n’importe quel public. Idem pour l’ouverture de cette édition dans la cour d’honneur du Palais des papes, l’adaptation par Julie Deliquet de Welfare, un documentaire de Frederick Wiseman sur des travailleur·euses sociaux·ales et des demandeur·euses d’aide sociale filmés dans un stade de New York en 1972. Le film déroule à sa façon si particulière un jour dans la vie de ces héros du quotidien. Comme elle l’a déjà fait dans son parcours, Julie Deliquet part du cinéma pour élaborer une écriture de plateau avec sa troupe.
Ce sujet du soin, de l’État social, du rapport aux personnes vulnérables, est d’ailleurs une ligne que l’on identifie dans plusieurs des propositions de cette édition. Je pense notamment à Anne Teresa De Keersmaeker avec la reprise d’En attendant, qui développe son propos chorégraphique autour d’un monde touché par la peste noire, ce qui nous parle aujourd’hui sans doute plus fortement que lors de sa création en 2010, suite à la pandémie de Covid-19.
Il semble que cette thématique de la vulnérabilité, au sens large, soit aussi au cœur des spectacles d’artistes que l’on va découvrir, comme celui de Carolina Bianchi et Cara de Cavalo, A Noiva e o Boa Noite Cinderela, sur les féminicides, celui de la compagnie Elevator Repair Service avec Baldwin and Buckley at Cambridge, qui fait écho à Black Lives Matter, ou encore Marguerite : Le Feu de la Canadienne Emilie Monnet, sur l’esclavage.
Absolument. A Noiva e o Boa Noite Cinderela parle d’une question par nature violente, le féminicide, et du rapport de l’histoire de la performance avec la violence faite aux femmes, mais aussi le contrôle des femmes artistes et de leur propre corps. Ce spectacle ne laissera pas le public indemne.
Même chose avec Marguerite : Le Feu d’Emilie Monnet, une artiste québécoise issue d’un peuple autochtone, les Algonquins, de l’ethnie des Anichinabés plus exactement. Son travail de création contemporaine est en rapport avec sa recherche sur ses racines et la culture traditionnelle de son peuple. La dimension documentaire est très présente dans ce spectacle, inspiré par la biographie de Marguerite Duplessis, première personne autochtone réduite en esclavage à revendiquer ses droits face au tribunal de Québec au XVIIIe siècle. Émilie Monnet a travaillé à partir des pièces du tribunal pour entreprendre des recherches sur l’existence de cette femme, qui a malheureusement perdu son procès et été renvoyée comme esclave en Martinique.
Quant à Elevator Repair Service, il s’agit d’une grande compagnie de théâtre new-yorkaise qui s’inspire depuis 1991 de la grande littérature américaine, de William Faulkner à F. Scott Fitzgerald. Baldwin and Buckley at Cambridge met en scène le moment historique de la rencontre entre l’écrivain noir américain James Baldwin, activiste dans les mouvements des droits civiques, et un professeur conservateur, Buckley, pour un débat autour de la question suivante : le rêve américain doit-il se faire au détriment des Noirs américains ?
On retrouve aussi Milo Rau, autre grande figure du théâtre documentaire, avec Antigone in the Amazon.
Bien sûr, d’autant que Milo Rau ne fait pas seulement un portrait du monde, il essaie de le changer et d’interférer avec lui. Chacune de ses créations part d’un contexte en vue de l’interpeller et de le modifier. Cette fois-ci, il entend filmer en Amazonie la reconstitution du massacre d’autochtones et d’agriculteurs sans terre par la police militaire brésilienne en 1996. Le film va être tourné ce mois-ci sur la scène du crime, une autoroute occupée dans l’État du Pará, au nord du Brésil.
Cette action fait partie de l’avant-première brésilienne d’Antigone in the Amazon, dans lequel la militante indigène Kay Sara joue le rôle d’Antigone avec des participants qui sont des survivants du massacre. Ce film sera la trame du spectacle qu’il va ensuite créer sous la forme d’un mouvement activiste, pour agir sur les droits des sans terre (MST) au Brésil.
Le fait de produire un spectacle pour transformer la réalité sociale et économique d’un lieu se retrouve également dans la proposition de Patricia Allio, Dispak Dispac’h. Elle fait se rencontrer sur le plateau artistes et activistes autour de la question de l’exil et de la crise migratoire dans une perspective française. Pour la dernière représentation à Avignon, des activistes européen·nes vont se rassembler et s’ajouter à la troupe du spectacle. Ce n’est peut-être pas à proprement parler du théâtre documentaire, mais bel et bien du théâtre à partir d’un document : la proposition législative européenne vis-à-vis des exilés.
Plusieurs spectacles viennent du Royaume-Uni Nous retrouverons Tim Etchells et Alexander Zeldin, mais nous découvrirons aussi Tim Crouch, Alistair McDowall, Vickey Featherstone et Sam Pritchard avec le Royal Court Theatre.
En effet, nous avons décidé d’inviter une langue étrangère à chaque édition pour marquer la dimension internationale du festival, et nous commençons avec l’anglais. Cette invitation ne se limite d’ailleurs pas au théâtre, mais concerne également la danse, avec la création d’Anne Teresa De Keersmaeker à partir de la figure du bluesman afro-américain Robert Johnson, ainsi que la musique, avec trois créations musicales présentées en collaboration avec le Printemps de Bourges autour des figures tutélaires que sont Lou Reed, David Bowie et Neil Young.
C’est aussi une façon de mettre en évidence des artistes français·es, comme Gwenaël Morin qui travaille à partir de Shakespeare, Pauline Bayle avec Virginia Woolf ou même Julie Deliquet avec le film de Frederick Wiseman. Tim Crouch est l’une des grandes références de la nouvelle écriture britannique. Il travaille depuis plus de 20 ans et a une carrière internationale, mais il n’est jamais venu en France, ce qui reste un mystère pour moi. Il est à la frontière entre un théâtre de texte réaliste, typique de la dramaturgie britannique, et un théâtre d’écriture de scène, avec une dimension plus conceptuelle.
Dans tous ses spectacles, Tim interpelle la place du public en relation avec la scène. C’est l’un des grands poètes de la langue anglaise pour le théâtre contemporain et nous présenterons deux spectacles de lui. Le premier, The Oak Tree, a été créé il y a quinze ans et est notre coup de cœur, peut-être l’un de ses chefs-d’œuvre. Le second, Truth’s a Dog Must to Kennel, écrit à partir d’un vers du Roi Lear de Shakespeare, est sa dernière création, présentée l’année dernière au festival d’Edimbourg.
“L’une des missions du Festival d’Avignon est de défendre à une certaine échelle des aventures artistiques complexes”
Avec Paysages partagés, 7 pièces entre champs et forêts de Caroline Barneaud et Stefan Kaegi, il semble qu’on découvre un, voire plusieurs nouveaux lieux du festival à Pujaut.
Effectivement, c’est un projet autour du vivant qui était déjà entre les lignes de ma lettre d’amour pour postuler à la direction du festival : l’envie d’élargir l’expérience des festivalier·ères à des endroits inhabituels qui entourent Avignon, en lien avec le vivant.
Si l’on veut que le Festival d’Avignon soit exemplaire sur les mesures pratiques à mettre en place concernant l’écoresponsabilité, on trouve aussi qu’il y a au niveau symbolique, artistique et poétique, des choses à faire pour renouer le lien entre le public et le vivant. On a observé, en dialoguant avec elles et eux, que les artistes ont le désir profond de se déplacer vers des espaces vivants pour tester et expérimenter des esthétiques qui peuvent produire d’autres formes de pensée et de respect du vivant. Ce projet réunit sept pièces d’artistes ou de collectifs d’artistes, avec des dispositifs différents, et se déroule en fin d’après-midi. Le public pourra ainsi se déplacer entre chaque paysage et chaque proposition pour expérimenter à travers des esthétiques diverses un rapport spécifique avec le vivant.
Un autre spectacle se déroulera dans le même territoire, à côté de Pujaut : il s’agit de celui de Clara Hédouin, Que ma joie demeure, qui nous propose une randonnée plus exigeante puisqu’elle commence à l’aube ! Là encore, c’est un spectacle en rapport avec le vivant à travers une épopée romanesque de Jean Giono. Pour nous, il s’agit d’affirmer qu’en Avignon, des aventures inoubliables, complexes, exigeantes et parfois même un peu folles peuvent encore advenir.
Dans un contexte où la création pour les arts vivants, que ce soit au niveau français, européen ou même international, devient très difficile, soit à cause de la situation économique, soit à cause du contexte spécifique du secteur culturel, je pense que l’une des missions du Festival d’Avignon est de défendre à une certaine échelle des aventures artistiques complexes et de ne pas baisser les bras. C’est l’affirmation des possibles qui nous intéresse, comme le retour à la carrière de Boulbon.
Effectivement, Le Jardin des délices de Philippe Quesne programmé à la carrière de Boulbon, marque le retour tant attendu du festival dans ce lieu mythique. Comment y êtes-vous parvenu ?
Malheureusement, le festival avait dû l’abandonner depuis quelques années pour des raisons financières et aujourd’hui, il nous paraît tout à fait impératif de récupérer ce lieu de création pour les artistes et pour le public. C’est un lieu tellement mythique depuis la création du Mahabharata de Peter Brook en 1985. Nous sommes très bien accompagnés par la mairie de Boulbon, ainsi que plusieurs mécènes et partenaires, ce qui nous permet d’y présenter cette année la création de Philippe Quesne, notre complice depuis le tout début, un poème scénique et poétique élaboré à partir du Jardin des délices de Hieronymus Bosch.
Vous clôturez le festival non pas avec une création, mais en reprenant By Heart, un spectacle que vous avez créé il y a dix ans et dans lequel vous partagez avec le public le souvenir de votre grand-mère, la personne qui a déterminé votre activité d’auteur puis de metteur en scène. Pourquoi ce choix ?
En fait, l’idée a surgi lors d’une réunion d’équipe. On avait déjà toute la programmation et il ne restait pas beaucoup d’argent (rires). Alors comme la langue anglaise est la langue invitée de cette édition, pourquoi ne pas jouer juste pour une soirée By Heart, un spectacle en rapport avec un sonnet de Shakespeare ? C’est aussi pour moi une façon de partager mon travail avec le public qui a fait le festival. Dans ce spectacle, dix spectateur·rices montent sur scène et sont les ambassadeur·rices de toute la salle. Symboliquement, on a choisi de faire ce spectacle tout petit et tout simple dans la cour d’honneur pour y réunir le public et le directeur du festival, qui se trouve être aussi un artiste. C’est une façon de dire à la fin de cette aventure : “Rencontrons-nous et partageons un peu de ce que je suis.”
L’invitation à une langue étrangère sera donc un événement récurrent dans les prochaines éditions du festival.
Oui, absolument. Cela nous oblige à regarder le monde d’une certaine façon, non pas divisé en frontières ou en nations, mais organisé de façon fluide par les langues qui relient les gens, sont chargées d’histoire, de complexité mais aussi de diversité et de devenir.
L’invitation à la langue anglaise est l’occasion de redécouvrir cette langue qui, bien qu’elle soit dominante, s’appauvrit énormément alors qu’elle est d’une énorme richesse. Quand on pense que Shakespeare utilisait plus de mots que Racine pour écrire ! Même aujourd’hui, il existe une grande diversité de la langue anglaise à laquelle on n’a parfois pas accès.
C’est aussi une réponse à notre temps, au Brexit. Ce ne sont pas les tendances anti-démocratiques et de fermeture que l’on constate dans plusieurs pays, notamment en Europe, qui vont amoindrir la solidarité entre artistes et gens de culture et la curiosité du public pour d’autres langues. L’idée d’avoir chaque année une langue invitée, c’est aussi assumer que le Festival d’Avignon est un lieu polyglotte, multiculturel. Je ressens presque le devoir de le faire en tant que premier étranger à diriger le Festival d’Avignon, ce grand symbole de la démocratie culturelle, de la décentralisation, de l’exception culturelle française. C’est pour moi une exigence d’amener avec moi cette idée de l’international, de l’étranger, de l’autre, de l’altérité.
Quel objet artistique, toutes disciplines confondues, vous a marqué récemment ?
(Rires) Ça, c’est l’éternelle question ! Philippe Quesne m’a fait découvrir une poétesse française, Laura Vasquez. Je lis avidement son anthologie, Vous êtes de moins en moins réels. C’est vraiment une grande découverte.
Propos recueillis par Fabienne Arvers.
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