Entretien avec Tiago Rodrigues, metteur en scène et directeur du Festival d’Avignon, et le chorégraphe Boris Charmatz, artiste complice de cette édition.
“Nous sommes un festival qui cherche ses mots pour parler d’un monde menacé.” Tiago, quels seraient ces mots, justement ?
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Tiago Rodrigues — Chercher des mots, c’est aussi renforcer l’espace essentiel, vital en société, des arts que je vois comme un espace de recherche des idées, des valeurs. Un espace qui n’est pas soumis aux règles pures et simples de l’efficacité et, surtout, un espace de rencontre avec les gens, les artistes. Avoir l’oxygène nécessaire pour produire de l’imagination, de la réflexion, de la pensée critique. En Europe, on vit de plus en plus dans des sociétés polarisées par les discours, et pas seulement publics. Des sociétés assiégées par des extrémismes, des démagogies remettant en cause les valeurs qui pourraient encore permettre de nous rassembler. Cette idée de l’art pour ouvrir le débat, qui est très “vilaresque”, m’importe. Être dans un même rang, regarder un spectacle dans des conditions similaires, puis récupérer notre différence, avec des mots différents, des ressentis différents pour traduire notre expérience ensemble. Ce n’est pas une obligation des artistes mais cela peut être une fonction. Il s’agit de donner un “combustible” pour un débat, sans se battre.
Les mots circulant actuellement dans le débat public sont-ils imprécis, insuffisants ?
Tiago Rodrigues — Insuffisants, ils le sont toujours. C’est pour cela que l’on continue, malgré le poids de ceux qui ont créé avant nous. Boris et moi sommes bien occupés avec nos postes actuels ! Lui au Tanztheater Wuppertal, à la suite de Pina Bausch, moi au Festival d’Avignon. Nous continuons à créer. Mais ce n’est pas une compétition, c’est une urgence, un désir humain. Nous n’avons pas besoin de justifier l’existence du théâtre et de la danse. Quand il n’y aura plus de compagnies, plus de festivals, plus de services publics, dans une dystopie que je ne veux pas imaginer, il y aura encore du théâtre et de la danse. Lorsque Boris parle d’une compagnie et d’un lieu de création sans toit, sans murs, cela me redonne de la confiance. Nous battre pour ce service public qu’est le festival, c’est un marathon, ou juste un kilomètre de ce marathon. Mais, à la fin de celui-ci, il y a toujours la possibilité de cette création sans lieu ni toit.
Boris, vous êtes artiste complice de cette édition. Quel sens revêt ce mot ?
Boris Charmatz — C’est un mot qui convient très bien à Tiago. Je le vois comme quelqu’un qui sait relier les artistes, les équipes, car nous sommes tous deux directeurs d’institutions historiques. Le Tanztheater Wuppertal a 51 ans, comme moi. Avignon, c’est depuis 1947…
Tiago Rodrigues — Ce qui n’est pas mon âge ! [rires]
Boris Charmatz — La première complicité nouée est liée à mon déménagement à Wuppertal, alors que Tiago arrivait à Avignon. Il y avait une ironie. Et une certaine idée de l’Europe quelque part. Nommer un Portugais ici, ou un Français en Allemagne après Pina, cela pose question. Un signe d’une Europe qui bouge, qui permet des circulations et prend des risques. Nous avions envie que le passé, le présent et le futur soient imbriqués. On peut presque dire que c’est une obligation, que ce soit à Avignon comme à Wuppertal. Ce besoin est en phase avec le travail d’artiste de Tiago comme avec le mien ; le fait que la mémoire, l’histoire ne sont pas juste des freins. Il faut créer du nouveau, de l’excitation, de la première.
La langue espagnole est l’invitée de cette édition. Mais ne devrait-on pas parler de langues espagnoles au pluriel ?
Tiago Rodrigues — En proposant une langue invitée, on regarde un monde organisé ou désorganisé par le biais des langues. Et pas nécessairement divisé en frontières et en nationalités. Il y a déjà énormément d’institutions qui voient le monde comme cela. On a donc l’obligation, depuis Avignon, de saisir le monde d’une façon certes politique, mais où préside aussi un regard artistique et culturel. Inviter la langue espagnole, c’est nécessairement inviter la vitalité, la qualité des arts vivants. C’est inviter la richesse patrimoniale d’une langue avec toutes ses complexités historiques, une langue globale qui a un passé colonial ayant effacé d’autres langues. De nos jours, il y a une friction culturelle quotidienne avec une diversité d’autres langues régionales ou autochtones. Mais c’est également convier l’inventivité contemporaine de cette langue. Et se rendre compte que la petite révolution qu’opère un artiste comme Gabriel Calderón, écrivain à Montevideo, paraît d’une autre planète comparée à la langue de Cervantès que va traiter Gwenaël Morin dans son Quichotte.
L’écriture limpide et radicale d’Angélica Liddell est presque un espagnol autre que la traduction imaginée par la Péruvienne Chela de Ferrari pour La Mouette de Tchekhov. Il y a la possible émergence de ces complicités inattendues avec une langue. Se dire qu’il y a des morceaux de notre vie que l’on peut vivre à travers une autre langue. C’est une réalité de la société française, cette richesse, cette hospitalité, le tout faisant partie des valeurs républicaines.
Boris, en parlant de votre projet Cercles pour le Festival d’Avignon, vous évoquez une assemblée. Ce serait une définition possible d’un festival…
Boris Charmatz — Il est important de dire que l’on ne présente pas un résultat d’atelier, on fait un atelier. Ce n’est pas l’idée d’un spectacle avec des amateurs. On se retrouve au festival, on travaille, et ce que l’on propose, c’est du travail. On est deux cents. J’espère que cela va nous brasser. Je suis encore un peu estomaqué que Magda [Bizarro], Géraldine [Chaillou] et Tiago nous aient dit OK. Je trouve très beau de démarrer comme cela. Bien sûr, cette question du cercle traverse l’histoire de la danse. Dans les danses traditionnelles,
il y avait beaucoup de danses en cercle. Avec l’invention du théâtre frontal, on a brisé le cercle. Comment les corps vont s’organiser les uns par rapport aux autres, entre les spectateurs et ceux qui font, c’est une question fondamentale. L’assemblée, c’est déjà une chorégraphie, qu’il y ait public ou pas. Cela existe en soi.
Cercles, mais pas seulement…
Boris Charmatz — L’idée d’assemblée traverse les trois projets que je présente. Liberté Cathédrale est une forme d’assemblée chorégraphique avec une fusion des danseurs de Wuppertal et des danseurs de Terrain. Ce n’est pas une pièce qui travaille sur l’héritage de Pina Bausch. Mais, de fait, les danseurs de Wuppertal, dont certains ont connu Pina, d’autres non, ont décidé de se mettre corps et âme au service de Pina. Ils ont nourri ces chorégraphies tout autant qu’ils les ont en eux. Ces danseurs respirent Pina, leur ADN a été transformé par ces années. Ils ont tout donné pour les œuvres de Pina. Le fantôme de Pina, qui est plutôt bienveillant, est là. Enfin, le projet autour de Café Müller n’est pas réellement une pièce d’assemblée car il y a six interprètes. Pina n’est plus, Jan Minařík non plus, Dominique Mercy ne danse plus dans la troupe. La question de l’impossibilité, Pina se la posait
elle-même car elle a failli arrêter Café Müller à la mort de Rolf Borzik, son mari. Les gens l’en ont dissuadée. Il est impossible de faire Café Müller, mais il est hors de question de cesser de le faire. Comment continuer cette pièce pour toujours, Forever, comme le titre l’indique. On s’y met collectivement avec des jeunes danseurs, des plus anciens. On convoque des textes d’Hervé Guibert, Heiner Müller. On se met ensemble avec le public tout autour, presque en immersion, pendant sept heures. Ce n’est pas la version Cour d’honneur, c’est la version FabricA. Et cette “assemblée” n’est pas au chevet de Café Müller mais dans Café Müller. On verra ce que cela donne. Chacun des projets est différent, mais quelque chose les traverse et les lie.
Tiago Rodrigues — En t’écoutant, je pensais que ce qui nous intéresse dans cette idée d’artiste complice est la création dans un espace un peu autre. Soit le temps de chercher les mots entre un festival, un artiste et son monde. Pour permettre à celui-ci d’avoir une prise de risque à la façon d’un laborantin qui élargit le regard. L’idée de l’atelier, c’est quelque chose que l’on pourrait difficilement faire si tu venais avec Cercles tout court. On est ici dans un parcours plus large de complicité. Cela protège et permet la prise de risque. Boris est le garde-corps de la vulnérabilité des autres artistes.
Boris Charmatz — Dans nos conversations avec Tiago, j’ai été frappé par les questionnements autour des espaces naturels, le fait de réinvestir et sauvegarder la carrière de Boulbon. J’ai une association dans les Hauts-de-France qui a pour nom Terrain. J’ai vraiment envie que la danse soit dans les espaces publics, pas seulement protégée dans nos studios et nos théâtres. Également à Wuppertal, ville plus verte qu’il n’y paraît. J’ai envie de dessiner des fenêtres et des portes dans les espaces magnifiques et confinés que Pina, d’une certaine manière, a imaginés. On s’est retrouvés sur cette idée de lieux, de nature. Comme sur l’Europe, sur l’histoire.
“Le Festival d’Avignon, c’est une aventure collective extrêmement exigeante”
Tiago, vivre à Avignon toute l’année, c’est important ?
Tiago Rodrigues — Le Festival d’Avignon, c’est une aventure collective extrêmement exigeante. Le rythme n’est pas plus tranquille en novembre ou en février. On travaille en permanence, selon plusieurs chronologies. Par exemple, on est en train de prendre des décisions pour les éditions 2025 et 2026. Préparer l’arrivée de ces 1 500 personnes qui font le festival, c’est une certaine exigence. Il y a une dimension “familiale” dans cette équipe, elle va même s’élargir. Plus les gens arrivent, plus on a la sensation des retrouvailles. Et je suis un petit nouveau dans cette famille. Je suis à son service. Cela m’engage à être là pour ranger la maison, aérer les chambres pour les autres. Je suis le petit-fils de grands-parents qui avaient des bistrots. Et si tu n’es pas toujours là, cela ne fonctionne pas.
Boris, votre installation en Allemagne est encore récente…
Boris Charmatz — Cela fait à peine deux ans que je suis installé à Wuppertal. Être l’artiste complice de Tiago, c’est se dire que je peux venir à Avignon avec cette fragilité d’une expérience encore jeune. On fait des essais importants à Avignon, et c’est cela qui est hyper-beau. C’est aussi la beauté et la fragilité du fameux lien franco-allemand. On cherche d’une certaine manière la future forme du tank France/Allemagne. Faire revenir Pina Bausch à Avignon, c’est tellement fort pour nous. Ce qui me frappe quand j’écoute Tiago, c’est qu’il est pleinement au service d’autres artistes. On se retrouve sur le fait de ne pas être trop égocentriques, lui et moi. Certes, comme tous les artistes, on est évidemment obsédés par nos geste.
Tiago Rodrigues — Très égocentriques dans notre générosité ! On parle de notre propre générosité à d’autres artistes. [rires]
Boris Charmatz — J’ai été interprète d’autres chorégraphes. À Avignon, je ne suis pas interprète de Pina, quoique, mais je suis à son service. Et toi, en dehors de ton propre travail de metteur en scène, on voit bien que cela t’excite d’inviter Angélica Liddell ou Mathilde Monnier.
Tiago Rodrigues — Oh oui !
Boris Charmatz — On se retrouve à cet endroit-là tous les deux ; car on est aussi des spectateurs. Je suis danseur, mais cela m’ennuierait de ne danser que mes propres chorégraphies.
Tiago Rodrigues — Quand tu parles du lien franco-allemand, toute ton histoire avec le Tanztheater, c’est aussi la conscience, qui peut être lourde, du fait qu’on est à Avignon dans une écriture de l’histoire pour les arts vivants. Je n’avais pas de doute qu’une traversée avec Boris du début à la fin du festival, après sa première saison à Wuppertal, serait un moment important à raconter dans l’histoire des arts vivants. Il y a un défi énorme pour Boris à s’emparer de l’histoire de Pina, mais il y a aussi une opportunité de voir encore et toujours se renouveler la question de la transmission du répertoire, de l’écriture, entre passé et avenir. C’est quelque chose de l’ordre de la traduction ; un moment de tous les possibles où l’on peut lire le passé et se projeter dans l’avenir. Avec Boris, rien n’est jamais figé, le mouvement continue tout le temps. C’est aussi cette histoire que l’on voudrait raconter avec cette complicité.
“On n’aura jamais les ressources pour faire tout ce qu’on veut”
Comment articulez-vous le temps de la création et celui de la direction du festival ? Cela provoque-t-il une tension, ou arrivez-vous à allier ces deux fonctions ?
Tiago Rodrigues — C’est complètement mêlé. En parlant par exemple avec Boris, je peux noter deux phrases que je vais mettre dans une pièce. Dès que j’ai quinze minutes, je prends des notes, je cherche une scène. Bien sûr, cela exige une organisation, surtout au niveau collectif. Mais j’ai une extraordinaire équipe à Avignon, très fière de créer les conditions de mon travail artistique ; elle me protège beaucoup. La moitié de ma pièce a été, je pense, écrite dans le train. Le train, c’est un espace de travail incroyable pour moi, après le café. Chaque fois qu’on me demande comment je fais pour travailler, je pense au temps où je dirigeais une compagnie indépendante à Lisbonne : je passais 80 % de mon temps à chercher de l’argent. Or, j’ai plus de temps aujourd’hui pour créer. Je frappe encore aux portes pour financer la création des autres, mais surtout pour partager des ressources. En côtoyant d’autres artistes tout le temps, que parfois je ne connaissais pas, comme Emma Bigé, dont Boris m’a parlé. J’ai l’habitude de dire que je suis un vrai copier-coller : j’écris entre les lignes des autres. Je suis omnivore. Mes pièces montrent bien ce que je suis en train de mâcher, de digérer.
Dire non à des propositions de spectacle, comme vous devez le faire, on imagine, est-ce difficile ?
Tiago Rodrigues — Il y a un poète brésilien que j’adore qui dit qu’écrire de la poésie, c’est couper des mots. On n’aura jamais les ressources pour faire tout ce qu’on veut. Le plus dur pour moi, c’est de dire qu’on n’est pas capable de le faire alors qu’on voudrait le faire. C’est la passion pour les projets à qui on dit oui qui nous donne en fait la tranquillité et la nécessité de dire non à d’autres.
Au terme de plus de vingt ans de pratiques scéniques, l’un et l’autre, avez-vous le sentiment d’être arrivés à une sorte de maturité artistique ? Vous sentez-vous plus confiants dans vos gestes, ou doutez-vous encore de vous ?
Boris Charmatz — J’admire totalement le vieillissement des corps ; j’ai vraiment adoré voir Merce Cunningham les dernières années où il montait encore sur scène, j’ai adoré Kō Murobushi faisant du butô au-delà de 60 ans. Pina vieillissant sur scène, c’était magnifique. Mais aujourd’hui, j’ai 51 ans et je me rends compte qu’il y a des gestes qui commencent à être rudes. En même temps, c’est assez beau d’être contraint de choisir, d’ouvrir d’autres portes : le saut de carpe retourné où tu retombes sur l’épaule, je peux encore le faire, mais il faut tenter d’autres fenêtres. Je parle souvent d’arc électrique entre le passé, la mémoire et ce qu’on fait aujourd’hui. Il ne suffit pas de bien reproduire des gestes anciens, il faut construire un arc électrique entre la mémoire et le geste présent. Vieillir, prendre de la bouteille, c’est bien, mais il faut plus.
Tiago Rodrigues — J’ai la sensation que plus le temps passe, plus il y a une articulation d’une expérience ou d’un savoir-faire qui se traduit dans le travail. Je parle de la dimension artisanale de la construction d’un spectacle, mais aussi de sa grammaire. C’est comme la maîtrise d’une langue : on commence à comprendre des règles, des exceptions, cela s’affine peu à peu. J’ai commencé par faire des choses pas terribles, médiocres, puis raisonnables, avec des accidents, des trous. Je suis très admiratif d’artistes comme Anne Teresa De Keersmaeker qui, à 23 ans, s’impose immédiatement. C’est le contraire de mon expérience de vie où, peu à peu, couche après couche, je comprends mieux comment écrire une pièce, comment travailler avec des acteurs, comment créer les conditions de répétition pour construire une architecture collective à partager avec le public. Cette dimension de l’expérience s’incarne aujourd’hui dans mon travail. J’ai plus de plaisir aujourd’hui à faire un spectacle qu’il y a quinze ans. Le plaisir de revenir au geste. Ce geste répété, je l’adore aujourd’hui. Des attentes viennent aussi avec le temps : quel genre d’artiste pensez-vous que je suis ? Or, je suis obligé de répondre
à ces attentes-là ; cela se produit avec le temps. Nous pensons que nous connaissons Boris Charmatz et nous pensons que nous avons la propriété sur le présent et l’avenir de Boris Charmatz. La gestion que doit faire Boris de nos attentes devient de plus en plus complexe avec le temps, même pour les artistes imprévisibles. La liberté de l’artiste se réduit avec le temps parce qu’on a l’obligation de jouer son propre rôle. Après, je suis certain que mon meilleur et mon pire spectacle sont encore à venir.
Propos recueillis par Jean-Marie Durand & Philippe Noisette
Les spectacles :
Hécube, pas Hécube, texte et mise en scène Tiago Rodrigues,
à la carrière de Boulbon, du 30 juin au 16 juillet à 22 h (relâche les 3 et 10 juillet)
Cercles, chorégraphie Boris Charmatz, au stade de Bagatelle,
du 29 juin au 1er juillet à 18 h.
Liberté Cathédrale, chorégraphie Boris Charmatz, au stade de Bagatelle, du 5 au 9 juillet à 21 h 30 (relâche le 7 juillet).
Forever, chorégraphie Boris Charmatz, à La FabricA, du 14 au 21 juillet à 13 h, 15 h, 16 h 45 et 18 h (relâche les 16 et 19 juillet).
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