Connu pour ses tableaux photographiques monumentaux, Thomas Ruff consacre sa nouvelle série à la propagande d’Etat maoïste, et pointe, grâce à ses singuliers moyens techniques, une idéologie passéiste qui perdure. A découvrir à la galerie parisienne David Zwirner.
Il y a un virus chinois dans l’exposition, mais celui-ci est à prendre au sens propre : un glitch dans la matrice de la propagande de l’empire du Milieu. Cette perturbation est à la fois visuelle et temporelle, se manifestant tout autant par la pixellisation à outrance que le retour aux années 1960 maoïstes.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Aux murs de la galerie David Zwirner à Paris, le photographe allemand Thomas Ruff décline dix de ses tableaux chinois, qui emplissent l’espace en format sériel monumental s’élevant à plus de deux mètres de hauteur. L’idée de la série, initiée en 2019, vient à l’artiste lorsqu’il découvre l’un de ces livres glossy habituellement présentés sur les tables basses d’appartements cossus.
Les portraits de Mao, passés au prisme de l’iconographie pop, d’un Warhol notamment, on les connaît. Ils se portent ironiquement sur les T-shirts, se déclinent sur les mugs. Thomas Ruff, ici, ne présente que trois de ces représentations, en guise d’indice ou d’incipit.
Le matériau source du reste de la série a une origine moins connue : une revue intitulée La Chine, version française d’un périodique édité de la fin des années 1950 jusqu’aux années 1970 par le Parti communiste chinois à destination des pays européens.
Ses sujets, touchant aussi bien au portrait qu’au paysage, à la prise de vue qu’à l’image trouvée, découlent d’une approche forensique du réel
Les visuels sélectionnés mêlent, aux mises en scènes glorifiant les travailleurs et les parades militaires, des scènes plus bucoliques : des fleurs de nénuphar en gros plan, un coucher de soleil sur une pinède. Tous, cependant, ont fait l’objet du même traitement de la part de l’artiste, connu comme l’un des plus éminents représentants de l’école de Düsseldorf, ces élèves de Bernd et Hilla Becher parmi lesquels comptent également Thomas Struth ou Andreas Gursky.
Comme eux, Thomas Ruff, qui se fait connaître au début des années 1980, pratique une photographie qui dément son paradigme documentaire par le format, la sérialité et la retouche. En propre, ses sujets, touchant aussi bien au portrait qu’au paysage, à la prise de vue qu’à l’image trouvée, découlent d’une approche forensique du réel, l’artiste faisant siennes les techniques policières et militaires de sa capture et, de plus en plus, de sa production pure et simple.
Un appareil idéologique stagnant dans les eaux dormantes des années 1960
Des photographies d’identité des documents officiels dans les années 1980 à la vision nocturne testée durant la guerre du Golfe dans les années 1990, Thomas Ruff se tournera dans la seconde moitié des années 2000 vers les images, trouvées en ligne, de carnages humains : avec jpegs, les photographies du 11 Septembre ou de la guerre en Irak se couvrent de pixels comme de cloques, ou alors se floutent, comme matériellement élimées par leur circulation. Ces mêmes pixels, on les retrouve avec les tableaux chinois, venant parer, très légèrement, tout en transparence, certaines parties de l’image.
Celle-ci n’est pas indéchiffrable, elle n’a rien d’abstrait, mais son rythme, lui, s’en trouve néanmoins efficacement ralenti : sa surface a beau être cristalline, le regard y adhère, il y erre en accordant tout autant d’importance aux pourtours et à la matérialité de l’image qu’à son centre et au déchiffrement de son sujet.
Indiquant avoir voulu pointer le décalage entre l’avancement technologique de la Chine contemporaine et son appareil idéologique stagnant dans les eaux dormantes des années 1960, Thomas Ruff réussit en quelques photographies à en dire aussi long sur les soubassements idéologiques des nouveaux médias que les péroraisons qui décortiquent les rouages esthétiques et géostratégiques de TikTok.
Tableaux chinois jusqu’au 6 mars, galerie David Zwirner, Paris
{"type":"Banniere-Basse"}