Thomas Hirschhorn invite penseurs et artistes au Palais de Tokyo, avec une “non-programmation” pourtant très réfléchie. Visite avec l’artiste.
Certains ont peut-être gardé en mémoire les 24 h Foucault, marathon foutraque que l’artiste suisse Thomas Hirschhorn organisa il y a dix ans au Palais de Tokyo. Initié par le dernier compagnon de Foucault, Daniel Defert, et l’historien Philippe Artières, ce projet hors norme prend à l’époque la forme d’une gigantesque agora de bric et de broc animée durant vingt-quatre heures par des philosophes.
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Dans ce chantier de la pensée, alors que le copyright commence tout juste à devenir un enjeu mondial, le public est invité à photocopier gratuitement tous les ouvrages de Foucault, en libre accès dans la bibliothèque éphémère. Un bar (où s’alignent les cocktails préférés du philosophe) et une armée de canapés recouverts de gaffer complètent le dispositif.
Pensée à l’état brut
Dix ans plus tard, Hirschhorn est de retour, dans le même bâtiment mais un étage plus bas. Entre-temps, le mouvement Occupy et les réseaux sociaux ont bouleversé le paysage. C’est d’ailleurs un paysage qui s’offre d’abord aux visiteurs, avec cette vue plongeante sur le vaste foutoir qui a envahi le niveau –1 du Palais. Une ville dont chaque parcelle est une forteresse “poreuse et précaire” dont les murs branlants sont composés de pneus (“16 500”, précise Hirschhorn) et couronnés de banderoles et slogans revendicatifs, où les visiteurs ressemblent à des fourmis, affairées tantôt dans l’espace “workshop”, tantôt au bar, dans la salle informatique, la bibliothèque ou les deux foyers (au propre comme au figuré) qui bordent le campement. Entrons dans l’arène.
Baptisé Flamme éternelle, cet “occupy”, qui n’a rien de nationaliste, flirte plutôt avec la métaphore. “L’idée était de faire en sorte que la flamme ne s’éteigne pas, que l’on produise du combustible”, commente Hirschhorn, rencontré le lendemain du vernissage alors qu’il tient salon (comme il le fera de midi à minuit chaque jour de son exposition). Le combustible, en l’occurrence, c’est de la pensée à l’état brut, que distillent chaque jour les quatre à six intervenants invités à animer le “non-programme” de l’artiste.
Lors de notre visite, on croise l’écrivain Fabrice Reymond, qui murmure dans une oreillette les corrections live de son dernier livre, le duo d’urbanistes Lanaspèze et Lavessière ou le jeune Pierre Frulloni, encore aux Beaux-Arts, qui livre en direct sa fiction. “Il n’y a pas de consigne, je les invite parce que je m’intéresse à leurs concepts, à leurs passions. Pour moi, c’est ça Paris, le débat intellectuel. Il n’y a pas d’horaires non plus, c’est à eux de créer leur propre audience. Je leur demande de prendre ce risque.”
Impliquer les spectateurs “à hauteur d’yeux”
On repartira de la visite avec le journal du jour, produit par une poignée de volontaires, une feuille de chou dans laquelle on se délecte du commentaire de l’écrivain Manuel Joseph, l’un des complices d’Hirschhorn. Mais il faudra revenir demain, insiste ce dernier, qui poursuit depuis les années 2000 ce qu’il appelle sa mission de “présence et production”. “A l’époque, on entendait beaucoup parler d’esthétique relationnelle ou de community art. Je préfère les termes présence et production, qui ne dépendent que de moi”, décrypte l’artiste, qui utilise aussi, comme Pierre Huyghe lors de sa dernière expo à Beaubourg, le terme de “situation”.
“La seule question valable est : suis-je capable de créer un endroit qui implique les spectateurs à hauteur d’yeux, qui n’intimide pas, qui ne veut pas éduquer non plus. Sans tout l’appareillage du marché, de l’institution ou de la culture. Une expo qui ferait simplement confiance à sa capacité d’implication”, analyse Hirschhorn.
D’où le fait que les citations qui ornent les banderoles soient inachevées.
“Je coupe tous les noms, références, dates ou événements. Il n’y a pas de bannière avec Snowden par exemple, parce que tout le monde ne le connaît pas. Cela supposerait un savoir préalable.”
En parlant de Snowden, on en vient aux réseaux sociaux. Ont-ils changé la donne ? “Leur arrivée est stimulante mais demande de fixer encore plus clairement les choses, estime l’artiste. Présence et production, c’est la possibilité de créer ici et dans la durée. Je fais une non-programmation mais ça n’empêche pas les invités de poster sur Facebook l’heure de leur passage. Cela crée un conflit intéressant. Après, reste l’espace-temps partagé de l’exposition.”
Flamme éternelle jusqu’au 23 juin au Palais de Tokyo, Paris XVIe, palaisdetokyo.com
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