Julie Brochen réinvente La Cerisaie dans un univers onirique qui doit autant à Freud qu?à Tchekhov.
L?immense serre dans laquelle Julie Brochen inscrit sa mise en scène de La Cerisaie d?Anton Tchekhov a des allures de Crystal Palace abandonné. Ici, un jour, le temps s?est arrêté. Transpercée par les jets de pierres, la voûte de verre de la construction s?étoile d?innombrables brisures, comme la carte d?un ciel qui prendrait date d?une conjonction stellaire néfaste?Celle de la date où le jeune fils de Lioubov Andreevna Ranievskaïa (Jeanne Balibar) s?est noyé dans la rivière qui longe la propriété.
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Depuis, la riche propriétaire n?a cessé de parcourir l?Europe en dépensant sans compter pour essayer d?oublier. A l?heure où elle revient, la cerisaie qui l?a vue naître est en vente et Lioubov est une femme totalement ruinée. Dès la scène d?ouverture, Tchekhov prend acte du réel. Le monde change et cette page qui sous nos yeux va se tourner, rien ni personne ne pourra s?y opposer.
Julie Brochen saisit avec une rare justesse la charge émotionnelle contenue dans cette parenthèse de temps dont le maître russe fait théâtre quand tout est déjà joué. L?occasion pour elle de réunir ses personnages dans la carcasse de verre de son décor comme autant de fantômes conviés à un bal des maudits qui renvoie sans cesse à la nostalgie du bonheur perdu d?un passé idéalisé. Tous semblent alors retomber en enfance, et l?espace de cette cerisaie n?est plus qu?une terre de mémoire qui vibre au son de cet orchestre juif qui jouait pour eux lors des fêtes d?antan.
Une tournette inscrite dans les lames du plancher du plateau transforme bientôt la scène en une boîte à musique mécanique. Chacun n?est plus qu?un automate, un simple jouet dans ce qui pourrait être le dernier rêve que Lioubov s?autorise à vivre sur les lieux du drame de sa vie. Et, entre deux tours de magie de la mystérieuse Charlotta (Cécile Péricone), les images qui défilent ramènent toutes à la démesure d?un inconscient autorisé enfin à s?exprimer en toute liberté. Au dernier acte, tous disparaissent plus qu?ils ne partent.
Seul reste Firs (André Pomarat)? Enfermé dans la maison, le vieux serviteur avance alors le texte à la main pour lire la fameuse didascalie évoquant les premiers coups de hache résonnant sur les troncs des cerisiers. Et l?on se prend à douter de ce que l?on a vu? Cette séance d?analyse collective en forme de happening théâtral n?a-t-elle été qu?un mirage hallucinatoire dans la tête du vieil homme ?
En mariant Tchekhov et Freud, Julie Brochen prend un malin plaisir à brouiller les cartes jusqu?au bout. Reste le souvenir d?un rêve touché du doigt, l?essence du théâtre.
Photo : Franck Beloncle
La Cerisaie d?Anton Tchekhov, traduction André Markowicz et Françoise Morvan, mise en scène Julie Brochen. Jusqu?au 30 mai au Théâtre national de Strasbourg. Et du 22 septembre au 24 octobre à l?Odéon-Théâtre de l?Europe, Paris VIe, dans le cadre du Festival d?automne à Paris /// www.tns.com
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