Avec « Amalgam » au Palais de Tokyo, Theaster Gates évoque une communauté interethnique du début du XXe siècle et en tire une réflexion plus large sur la postidentité. Partisan d’un art ancré dans le réel, il est également à l’origine de la réhabilitation d’un quartier afro-américain déshérité de Chicago.
Lorsqu’on le rencontre, Theaster Gates signale qu’il aurait préféré ne pas aborder le Dorchester Project. “Un créateur aime tous ses enfants autant les uns que les autres”, esquive-t-il. Le charisme déployé par le pétulant natif de Chicago est tel qu’on lui aurait presque laissé le dernier mot. Sauf que le projet en question le précède, et que tout chez lui y ramène, à commencer par cette propension enjôleuse à rallier unanimement les gens à sa cause.
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C’est qu’il en aura fallu de la persuasion pour monter pierre à pierre, lambris par lambris, un ensemble immobilier de quatre-vingts bâtisses rénovées dans le South Side, quartier afro-américain paupérisé de Chicago. Initié en 2009, le Dorchester Project abrite aujourd’hui un ensemble d’infrastructures fonctionnelles, dont une librairie d’archives, une collection de disques (dont celle de Frankie Knuckles, le parrain de la house music) ou encore un cinéma. De ce projet, il faudra forcément faire la première pierre d’un dialogue plus vaste, à commencer par la première présentation institutionnelle au public français de l’un des artistes les plus célébrés du moment.
« Dorchester est né comme un labeur d’artiste plutôt que comme une œuvre d’art”
Theaster Gates
Né en 1973 dans le West Side d’une mère institutrice et d’un père charpentier, Theaster Gates étudie la céramique, l’urbanisme et l’histoire de la religion. De retour à Chicago en 2005, il fait ses premiers pas comme artiste. “A ce moment, j’avais un ami dont j’étais très proche, Dan Peterman. Il gérait un espace culturel indépendant dans le South Side appelé The Experimental Station. Alors que je lui confiais vouloir développer ma pratique de céramiste, il m’a conseillé de penser également à un projet à long terme. Autour de moi, il y avait tous ces bâtiments abandonnés. Je me suis dit que je pouvais peut-être en faire quelque chose pour occuper le temps qu’il me restait lorsque j’avais fini de travailler à l’atelier. Dorchester est né comme un labeur d’artiste plutôt que comme une œuvre d’art.”
Rendre au quartier sa dignité
En 2009, il rachète le premier bâtiment. Dans le quartier, les autorités municipales ont lâché l’affaire. Tout tombe en déliquescence. L’artiste entreprend alors de rendre à son quartier sa dignité : le rénover, le doter d’infrastructures et y développer les savoirs nécessaires à l’autonomie de ses habitants. A cette fin, il crée une structure, la Rebuild Foundation, qui supervise et coordonne les activités.
“Pour moi, dans l’économie interne de mes œuvres, c’est un projet comme les autres mais il est vrai qu’il génère plus d’espoir chez les gens que je n’aurais pu le prévoir. Mais il faut qu’il puisse tourner tout seul, que d’autres le prennent en charge. J’espère seulement que cette œuvre aura su cristalliser une idée, qu’elle fera office de manifeste de mon travail.”
Le Dorchester Project est intimement lié à un contexte local. Il vient réparer, colmater, raccommoder une lacune. Tant bien que mal, avec les moyens du bord. “Tout au long du projet, j’exposais, j’écrivais des poèmes, je faisais de la musique. Mais il est vrai qu’il y a un vrai besoin de solutions dans le monde, et plus encore dans le monde noir et pauvre.”
Une économie de la débrouille
La social practice, cet art social dont Gates est aujourd’hui l’épitomé, n’était alors pas vraiment théorisé comme tel. “Il y avait Dan Peterman qui menait un projet similaire. Je savais aussi que Rick Lowe était en train de développer Project Row Houses à Houston”, se souvient-il. Tous œuvrent dans une économie de la débrouille tout en faisant appel à la justification de l’art pour “rendre légal ce qui était nécessaire”. Dans le cas de Theaster Gates, la vente d’œuvres réalisées à partir de matériaux trouvés sur place qui sert à financer les travaux et l’entretien.
Ces projets se passent entièrement de l’institution et de sa validation (…) et sont autant de tentatives pour parer au désengagement de l’Etat
Aujourd’hui, la social practice est l’un des termes qui ont le vent en poupe. La critique d’art Chris Kraus, auteure du roman épistolaire I Love Dick (adapté en série par Jill Soloway), publiait en octobre dernier un livre intitulé Social Practices. En 2015, le collectif londonien Assemble, impliqué dans la rénovation du quartier de Granby Four Streets à Liverpool, empochait le prestigieux Turner Prize.
En France également, la pléthore d’expositions consacrées au care, c’est-à-dire au “prendre soin” (Persona Grata au MAC/VAL à Ivry-sur-Seine et au Musée national de l’histoire de l’immigration à Paris ; Who Cares à la New Galerie à Paris ; Take Care à la Ferme du Buisson à Noisiel), témoigne du besoin qu’a l’art de s’impliquer concrètement. La social practice, le care et dans une moindre mesure la vague actuelle des artist-run spaces (des lieux gérés par des artistes pour des artistes) sont autant de pratiques profondément ancrées dans le réel. Ces projets se passent entièrement de l’institution et de sa validation. Leur justification, leur fin est ailleurs : dehors, dans le monde réel, à l’échelle locale. Ils n’expérimentent pas, ils mettent en œuvre. Que ce type de projets prolifère actuellement n’a rien d’une coïncidence. Il s’agit d’une réponse directe au contexte politico-économique et d’autant de tentatives pour parer au désengagement de l’Etat, alors que la privatisation néolibérale ne fait qu’accroître les inégalités ethniques et de classe.
L’idée de beauté comme ligne directrice
Theaster Gates raconte avoir été consulté par plusieurs villes à l’étranger qui auraient bien aimé mettre en place leur propre Dorchester Project. Parfois, il les conseille. Le plus souvent, il leur fait visiter la version originale. Invariablement, il campe sur sa position d’artiste. Exposé à la Biennale du Whitney Museum of American Art à New York en 2010, à la Documenta 13 de Cassel en 2012, au MCA de Chicago en 2013, l’artiste est représenté par les galeries White Cube, Regen Projects et vient tout juste d’entrer chez le mastodonte Gagosian. Il y montre des films, des sculptures, des vidéos ou des performances.
A l’automne, il se faisait curateur pour la Fondation Prada à Milan avec l’exposition The Black Image Corporation. Mais derrière tous ces projets, derrière son engagement débordant, l’idée de beauté reste directrice. Même pour Dorchester, surtout pour Dorchester. “Lorsque tu grandis avec rien, tu essayes en permanence de rendre le monde meilleur, jour après jour. La beauté ne va pas te donner un emploi, elle ne va pas te nourrir, pas plus qu’elle ne va résoudre les problèmes de violence aux Etats-Unis. En revanche, elle peut t’aider psychologiquement, émotionnellement. J’ai commencé par faire ce que je pouvais faire : organiser les choses, les recontextualiser, apporter de la beauté dans le quotidien. Face à mon impuissance à changer le contexte, la beauté était un aveu et une excuse de ma part.”
Une histoire universelle intrinsèquement métissée
Au Palais de Tokyo, il présentera un ensemble de sculptures et de films autour de l’idée d’amalgame. Comme point de départ, il y a l’histoire de l’île de Malaga, située dans l’Etat du Maine aux Etats-Unis, communauté interraciale expulsée et vilipendée en 1912 par le gouverneur de l’Etat.
Le terme “amalgam”, quasi-anagramme de Malaga, était autrefois utilisé en langue anglo-saxonne pour désigner les mélanges raciaux, ethniques et religieux. “L’exposition traite autant de mélange culturel qu’ethnique et sculptural. J’essaye de montrer qu’il n’y a pas d’absolu, pas de pureté. Et qu’il n’y en a jamais eu.” Theaster Gates, et la nuance est de taille, ne travaille pas sur l’identité mais sur la postidentité. Si ses expositions colmatent les omissions sur lesquelles sont érigés les récits officiels, ce n’est pas tant pour écrire une histoire afro-américaine que pour imaginer une histoire véritablement universelle, c’est-à-dire intrinsèquement métissée. Et ainsi amener petit à petit, pierre par pierre, autant l’histoire que l’institution vers son devenir polyphonique – la métaphore du “chef d’orchestre” compte d’ailleurs parmi les favorites de l’artiste.
Amalgam Jusqu’au 12 mai, Palais de Tokyo, Paris XVIe
Theaster Gates. Selected Works Jusqu’au 23 mars, galerie Gagosian, Paris VIIIe
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