La collection Carmignac, sur l’île de Porquerolles, explore l’évolution des représentations féminines dans l’histoire de l’art, de Botticelli à Camille Henrot. Une forte proposition curatoriale qui fait de “la femme” une entité insaisissable.
Aujourd’hui, on dit de plus en plus des femmes que la “puissance” les habite ou, en tout cas, qu’elles ne devraient s’affirmer qu’en gagnant à la force du poignet et du bracelet. Pourquoi pas. Mais ne pourrait-on pas estimer que la fragilité ou la faiblesse pourrait tout autant leur servir de qualificatif sans pour autant que cela soit péjoratif ?
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La puissance serait-elle la seule façon de se revendiquer femmes ? Pourrait-on même cesser de chercher à qualifier “les femmes” d’une manière univoque, comme si elles avaient forcément besoin d’une étiquette comme faire-valoir ? Encore plus à l’heure où les frontières des identités de genre deviennent plus poreuses…
En découvrant la folle exposition The Infinite Woman de la Fondation Carmignac, sur l’île de Pierrot le fou – Porquerolles, où Godard a filmé des scènes légendaires, comme Anna Karina se lamentant au bord de l’eau : “J’sais pas quoi faire, qu’est-ce que je peux faire ?” –, ce questionnement s’éclaire. En documentant les multiples manières dont les artistes ont, à travers le temps, représenté les femmes, l’exposition déjoue le sujet de la dénomination de ce qu’elles sont.
“Une entité insaisissable”
Tentatrices, lascives, démoniaques, sauvages, soumises, battantes, aimantes… C’est à toutes ses étiquettes qu’on leur accole que s’intéresse cette exposition collective, qui puise une grande part des œuvres présentées dans la collection d’Édouard Carmignac, lequel depuis ses premières acquisitions dans les années 1970 (Botticelli, Max Ernst, Roy Lichtenstein, Martial Raysse, Egon Schiele…) jusqu’à celles d’œuvres plus récentes (Richard Prince, Thomas Ruff, Camille Henrot…), met en lumière des figures féminines.
À la mesure de son titre, explicite, l’expo avance que, au lieu de la puissance ou d’autre chose, la catégorie “femme” relève d’une infinité de motifs et qu’elle ne s’incarne dans aucune case absolue. Comme l’explique la commissaire invitée, Alona Pardo : “Malgré la volonté de la civilisation occidentale à définir la ‘femme’ par ses capacités de reproduction, ses psychopathologies ou sa sexualité, les œuvres présentées ici nient ou refusent ces lectures traditionnelles et suggèrent plutôt l’idée de la ‘femme’ comme une entité insaisissable, toujours au-delà de toute définition.”
Déjà à l’origine d’autres expositions sur la question féministe dans l’art (Masculinités : La Libération par la photographie, à Arles, en 2021, ou bien Re/sisters sur les mouvements écoféministes, à Londres, l’année dernière), Alona Pardo cherche ici à dévoiler “l’étendue des expériences féministes”, telle que les artistes en ont rendu compte au fil du temps, de Botticelli à Picasso, de Louise Bourgeois à Thomas Ruff, d’Orlan à Kiki Smith, de Judy Chicago à Tishan Hsu, de Tracey Emin à Marlène Dumas… “L’utilisation délibérée du mot ‘infini’ suggère non seulement que la catégorie ‘femme’ est indéfinissable, précise-t-elle, mais qu’elle a aussi une composante donnant aux femmes le rôle de mère cosmique pour, par extension, proposer la femme comme force créatrice dans l’univers.”
Trouble de la représentation
Organisé en chapitres thématiques – Des mythes et des monstres, Plaisirs coupables, Des corps (dés)obéissants, Métamorphoses, En eaux troubles –, le parcours, ouvert et fluide, presque caressant tant il attise la douce curiosité sans heurter le regard, même face à des œuvres transgressives, permet de traverser une histoire de l’art indexée à une histoire des femmes. Le·la visiteur·se se frotte aux mythologies successives de la mère vierge, de la mère ténébreuse, de la mère cosmique, de la sorcière, de la prêtresse, de la séductrice, de la sirène et de la tentatrice…
Autant d’archétypes contre lesquels beaucoup d’artistes contemporaines s’élèvent, libérées de tous ces motifs essentialistes, jouant avec les normes du genre, jusqu’à les faire exploser, à l’image de la vidéo fascinante de l’artiste transgenre Sin Wai Kin, A Dream of Wholeness in Parts, qui entrelace les codes de la dramaturgie chinoise classique avec des références au drag et à la fiction spéculative, pour représenter une déesse Vénus dotée de seins en latex surdimensionnés, d’un corset accentuant la silhouette, perchée sur des talons hauts incrustés de perles. Une Vénus queer émergeant de l’océan.
L’infini de la femme, en voilà une image puissante ! Tout comme la Jeanne d’Arc de Martine Gutierrez (Joan, issu de sa série Anti-Icon: Apokalypsis), représentée sous forme de guerrière trans et non binaire, le torse doré tel un plastron. Avec d’autres pièces de Sherrie Levine, Zanele Muholi, Jean-Michel Othoniel ou Peter Hujar, l’exposition défend l’idée que, au fond, “la femme” n’existe pleinement que dans le trouble de sa représentation. Et plus du tout sous la forme doublement systémique de la vierge ou de la tentatrice (comme s’il fallait choisir son camp entre deux absolus vertueux et vicieux).
Le récit d’une libération progressive
Au début du parcours, cette volonté de bousculer cette représentation archétypale de la féminité se traduit par la mise en miroir de La Vierge à l’enfant par Sandro Botticelli et de l’installation murale sur l’infinité des représentations féminines à travers les siècles de l’artiste féministe américaine Mary Beth Edelson, Selected Wall Collages (146 figures répertoriées, de la déesse grecque Baubo à Uma Thurman dans Pulp Fiction…). Tel un statement, cette amorce de l’exposition dit tout de son programme : confronter une histoire de la représentation académique des femmes au présent de son émancipation identitaire et de sa déconstruction conceptuelle. La Femme, au fond, c’est plus le nom d’un groupe de rock que celui d’un mode d’existence figé.
Une fois son fondement curatorial posé, le parcours ne cesse ensuite de faire le récit d’une libération progressive de cette interprétation patriarcale de la répartition des rôles entre les sexes, légitimant une féminité obéissante et asexuée. Ici, on célèbre son pouvoir spirituel, sexuel et politique, comme dans la sculpture Clito, de Marion Verboom ; là, on la sculpte comme à la fois une mère protectrice et un monstre possible, comme chez Louise Bourgeois, avec Spider.
Plus loin, on se frotte à des corps cyborg, qui remettent en question la construction des images idéalisées du genre (Kiki Kogelnik, Lee Bul…). Mais surtout, comme le dévoile la salle consacrée aux plaisirs coupables – la plus forte après celles des Métamorphoses –, on s’arrache au male gaze, au regard masculin et fétichisé sur le nu féminin (symbolisé ici par des œuvres majeures de Pablo Picasso, Egon Schiele, Roy Lichtenstein, Willem de Kooning, Thomas Ruff ou Richard Prince), pour se rapprocher de gestes féministes centrés, comme chez Dorothy Iannone, sur leurs propres plaisirs érotiques (I Was Thinking of You II, où l’artiste se masturbe jusqu’à l’orgasme dans une boite vidéo). Ce trouble érotique s’élargit à l’ultime salle consacrée aux eaux troubles et aux mythes des sirènes, qui perturbent les identités de genre conventionnelles (Sofia Mitsola, Kiki Smith, Camille Henrot, Laure Prouvost…).
Circulant parmi la multitude des motifs esthétiques rattachés à l’idée de la féminité, le·la visiteur·se avance pieds nus (comme le protocole panthéiste de la Villa l’exige), telle la Comtesse de Mankiewicz, au cœur d’un monde infini, ouvert à des modes d’affirmation fluctuants. De la soumission à l’empowerment, cet infini trouble le regard, un genre en soi, longtemps déterminé par un ordre masculin, ici noyé dans le liquide amniotique des artistes féminines.
The Infinite Woman, Villa Carmignac, île de Porquerolles, jusqu’au 3 novembre.
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