Avec Ivanov, Luc Bondy nous rappelle que Tchekhov était aussi le chroniqueur lucide du pourrissement moral d’une Russie vérolée par l’antisémitisme.
Assis sur un tabouret et tournant le dos au public comme un enfant puni, Ivanov (Micha Lescot) est déjà sur le plateau, tandis qu’en ce soir de première au théâtre de l’Odéon, les spectateurs s’installent. Entre cafard et neurasthénie, il gratte doucement la peinture de l’immense rideau de fer qui clôt le cadre de scène. Au pied du mur de son impuissance coupable à causer le malheur de ceux qui l’entourent, l’homme apparaît immédiatement en exclu de cette pièce que Tchekhov lui consacre. A 35 ans, il n’est plus que l’ombre de lui-même, incapable de faire autre chose que de constater l’échec de sa vie. Qu’il s’agisse de son domaine qui tombe en ruine, de ses dettes qu’il n’arrive plus à payer ou des femmes qui continuent de l’aimer alors qu’il leur démontre à chaque instant qu’il n’a plus rien à leur donner.
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Ainsi en est-il de sa femme, Ana Petrovna (Marina Hands), reniée par sa famille qui l’a privée de dot pour avoir abandonné la religion juive en l’épousant et dont Ivanov se détache chaque jour un peu plus, alors même qu’il la sait tuberculeuse et condamnée à mourir. Ainsi en sera-t-il de la jeune Sasha (Victoire Du Bois), la fille de ses créanciers, qu’il a vu naître et grandir et avec qui il va se marier après la mort d’Ana.
Alors que tout oppose ces deux femmes, leur amour pour Ivanov n’est jamais entaché de rivalité dans la mise en scène de Luc Bondy où elles apparaissent aussi puissantes que sincères. Aussi amoureuses que souffrantes. Revendiquant d’abord d’agir et de penser librement, ce trio ne résistera pas à la pression sociale, aux ragots et à cet antisémitisme partagé par tous, que Tchekhov nous rapporte dans l’une de ses premières pièces écrite à l’âge de 27 ans, en la situant dans une bourgade perdue de la Russie du XIXe siècle. Derrière les passions amoureuses et le mal de vivre, le vrai sujet de Tchekhov est de prendre acte de cette “banalité du mal” qui soude et gangrène une communauté provinciale, assommée d’ennui et de frustration.
Ce n’est évidemment pas pour rien que Luc Bondy choisit de monter Ivanov en 2015. Alors que l’on commémore les 70 ans de la libération du camp d’Auschwitz, que le dernier rapport du CRIF constate un doublement des actes antisémites en France en 2014 et que, lorsque la terreur s’abat dans son innommable barbarie sur le pays, elle vise la liberté d’expression d’artistes dénonçant l’obscurantisme qui contamine encore nos sociétés et prend pour cibles, dans un même temps, les boucs émissaires désignés que seraient les clients d’une supérette casher à Paris.
N’espérez pas de Luc Bondy l’actualisation d’un classique. Pas plus que l’instrumentalisation de l’immense auteur qu’est Tchekhov au service d’une sidération d’actualité, face au monstrueux retour en arrière dont témoigne notre début de siècle. C’est au plus grand des théâtres, à celui qui va faire le mieux entendre la langue et témoigner du regard de son auteur, que Luc Bondy et ses comédiens nous convient. Gloire soit rendue à la troupe de ses acteurs qui, chacun à leur manière, sont les artisans de cette funeste toile d’araignée, dans le fil à fil d’une situation mise en place avec la transparence d’une noire dentelle.
Luc Bondy nous confronte à ce naufrage sociétal avec autant d’humanité pour cette meute qui a la nauséabonde habitude de traiter de « youpins » ceux qu’elle cloue au pilori de ses sarcasmes, que pour l’héroïsme contrarié des rares individus qui, au final, ne pèsent pas bien lourd pour contrer une haine endémique érigée en perspective d’avenir. Un fondu au noir qui fait confiance à la chronique du factuel pour laisser chaque soir aux spectateurs le choix d’en rire ou d’en pleurer.
Fabienne Arvers et Patrick Sourd
Ivanov, d’Anton Tchekhov, mise en scène Luc Bondy. Avec Marcel Bozonnet, Christiane Cohendy, Victoire Du Bois, Ariel Garcia Valdès, Laurent Grévill, Marina Hands, Yannick Landrein, Roch Leibovici, Micha Lescot, Chantal Neuwirth, Dimitri Radochévitch, Fred Ulysse, Marie Vialle. Jusqu’au 1er mars et du 7 avril au 3 mai au Théâtre de l’Odéon, Paris. 01 44 85 40 40
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