Depuis les années 1990, l’artiste suisse Sylvie Fleury réinjecte les codes de la mode dans le vocabulaire de l’art contemporain. Rencontre avec la précurseure d’un féminisme pop et assumé, où les signes extérieur de féminité se transforment en armes d’empowerment.
Aux murs de la galerie Thaddaeus Ropac, d’immenses palettes de fards scintillent d’une aura mutique. Elles semblent ready-made, tombées telles quelles d’une maison de poupée aux dimensions de géant. En s’approchant, elles révèlent leur vraie nature. Il s’agit de tableaux, empruntant à la tradition américaine du « shaped canvas« , dans la droite lignée des expérimentations d’un Frank Stella. Et nous voilà propulsés au coeur d’un « système des objets » dans la droite lignée du panorama brossé par Jean Baudrillard dans le livre du même nom. A ceci près qu’il est désormais tout autant question de l’invasion du quotidien par toutes sortes de marchandises standardisées que de la manière dont celles-ci participent qu’on le veuille ou non de la définition de soi. Car l’identité que l’on se façonne et les codes que l’on mobilise pour y parvenir ne sont pas neutres. A l’ère néolibérale, le processus de construction de soi s’opère à travers des objets, accessoires et artefacts qui circulent déjà dans une économie symbolique, celle d’un storytelling toujours plus efficace qui enrobe à la fois les produits de luxe et de consommation courante.
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Dans un panorama artistique dominé par des représentations du corps humain, l’exposition Palettes of Shadows de l’artiste suisse Sylvie Fleury surprend. Ses objets grotesques sont platement matérialistes et pourtant terriblement séduisants. Dans un contexte artistique, cette séduction-là, pulsionnelle, facile, troublante, dérange : pas assez intellectuelle, pas assez dématérialisée, on s’empêcherait presque de s’y abandonner. Or précisément parce qu’elle replace le système marchand au cœur de la sphère symbolique, Sylvie Fleury élargit les problématiques du genre et du féminisme au système économique qui les conditionne. Ses œuvres témoignent d’un drag appliqué aux objets, d’une zone de flou où les « codes d’aliénation« , ces signes extérieurs de féminité vilipendé par Mona Chollet dans son livre Beauté Fatale apparaissent librement recontextualisables et en rien déterminants. Depuis les années 1990, Sylvie Fleury a été l’une des premières artistes à introduire les codes de la mode dans l’art, depuis ses tout premiers « Shopping Bags » jusqu’à ses display de chaussures ou de vidéos de tutoriels de maquillage. Aujourd’hui, une jeune génération la redécouvre et réinscrit ses oeuvres, qu’elle a toujours laissées ouvertes, dans la sphère d’affinités électives entre art, mode, théorie et séduction.
Alors que les questions d’identité et de genre figurent au premier rang des thématiques investies par les artistes, voir des œuvres qui en parlent en gommant le corps et la représentation de soi, qui le font en magnifiant les objets par lesquels on se définit et se façonne une image reste assez inhabituel…
Sylvie Fleury – J’ai beaucoup parlé du corps sans utiliser le corps. J’ai toujours eu envie de parler d’identité et pour cela, on parle forcément d’abord de soi. Mais j’éprouvais également une certaine réticence à me mettre en scène, ou du moins à le faire de telle sorte qu’on me reconnaîtrait trop facilement. Pour l’une des premières vidéo que j’ai faites, j’ai planté une petite caméra dans mon dressing. La vue prend un miroir, le bas de mon armoire et moi je défile devant. On me voit aller et venir, essayer diverses paires de chaussures. Dans d’autres vidéos qui s’appellent Carwash, j’apparais de la même manière : c’est moi qui suis devant la caméra mais sans que l’on puisse jamais me reconnaître.
J’ai réalisé mes premières oeuvres dans les années 1990, qui étaient à la fois le début et la fin de quelque chose. Certes, il y avait l’abstraction, mais toujours la persistance d’une peinture expressionniste typique des années 1980. Puis il y a eu la crise. Le marché qui avait glorifié cette scène et gonflé ses prix s’est effondré. Dans les années 1980, les galeries ne montraient que des artistes confirmés. Pour un jeune artiste, il était presque impossible d’avoir une chance d’y montrer son travail. Mais après la crise, les galeristes qui n’avaient pas fermé se sont dit que quitte à ne rien vendre, autant prendre des risques et montrer des artistes qui leur apporterait au moins un prestige d’image. Tout le monde s’est alors mis à exposer des jeunes, et surtout des femmes. Les expositions 100% féminines sont devenues à la mode. Pour cette raison, j’ai fait un nombre astronomique d’expositions au début des années 1990 à New York, alors que je commençais à peine.
A New York, vous étudiez d’abord la photographie. Qu’est-ce qui vous a fait bifurquer vers l’art ?
J’ai étudié la photo mais je ne peux pas dire que j’en faisais vraiment. J’étais très jeune, je ne savais pas encore très bien ce que je voulais faire. L’art, c’est venu de différentes manières. J’ai passé deux ans à New York de 18 ans à 20 ans. C’était une période clé. Le Studio 54 était encore ouvert, Andy Warhol se promenait dans la rue, et dans l’East Village où j’habitais, les gens venaient lire de la poésie dans les bars et organisaient des performances dans la rue. Lorsque j’ai dû rentrer en Suisse, je me suis profondément ennuyée. J’ai alors décidé de monter un espace. Je ne le présentais pas vraiment comme une galerie mais plutôt comme un endroit où l’on organisait toute sorte de happenings qui en même temps n’en étaient pas toujours vraiment – ça allait de taguer les murs à organiser des dégustations de sushis. J’ai repeint les murs en noir parce que je trouvais les galeries suisses trop proprettes, et on organisait toute sortes d’événements. Ce n’était pas forcément des happenings ou de la performance, ça allait de graphiter les murs à organiser des dégustations de sushis. J’ai essayé surtout essayé d’amener quelque chose de différent, de plus vivant, par exemple en repeignant les murs en blanc parce que je trouvais les galeries suisses bien trop proprettes.
Vous y montriez également vos propres œuvres ?
Pas du tout, j’étais loin de penser que j’allais devenir artiste. Et en même temps, lorsque je n’avais rien à exposer, j’allais aux puces, je voyais des séries de vieilles peintures de freaks dans les cirques et je faisais un accrochage à partir d’elles tout en projetant le film Freaks. Par la force des choses, j‘ai commencé à suivre ce qu’il se passait sur la scène artistique Genevoise et je me suis rapprochée des artistes qui y vivaient. Comme la scène est petite, il était facile de rencontrer les gens. La première fois que j’ai montré quelque chose à moi comme une œuvre, c’était avec les Shopping Bags. J’étais entre temps devenue proche des artistes John Armleder et Olivier Mosset, on passait quasiment tout notre temps ensemble. Les deux devaient faire une exposition avec un troisième artiste qui s’est désisté à la dernière minute. Sur le ton de la plaisanterie, ils m’ont demandé si je ne voulais pas montrer quelque chose. John Armleder a mis une peinture moisie dans un coin, Olivier Mosset a accroché un monochrome noir et moi j’ai été faire du shopping et j’ai présenté mes sacs dans la galerie.
A l’époque, l’abstraction tenait le haut du pavé. Avez-vous eu l’impression qu’il vous a fallu à votre tour apprendre à parler cette langue pour vous exprimer ?
J’avais surtout envie de signaler ma présence, de montrer quelque chose qui ne pourrait être qu’à moi. Tout en adorant l’art minimal, l’art abstrait et la peinture géométrique, il était encore plus important pour moi de donner un genre au travail. J’exposais quand même entre ces deux artistes masculins déjà très célèbres ! Comme j’avais beaucoup vu d’expositions aux Etats-Unis, prolonger l’histoire du ready-made était un réflexe assez spontané – ce qui n’a pas d’ailleurs manqué de choquer à Lausanne à l’époque. C’est une histoire à laquelle je suis restée fidèle jusqu’à aujourd’hui, bien qu’il s’agisse rarement de ready-made au sens strict, j’y rajoute toujours une couche de sens.
Bien que la réappropriation des stéréotypes par le groupe stigmatisé soit une tactique d’empowerment éprouvée, ces objets ultra-girly restent encore aujourd’hui assez surprenants…
Au début des années 1990, il y avait beaucoup de controverses et mes amis me disaient qu’ils ne pouvaient pas prononcer mon nom aux vernissages. Lorsque j’ai montré mon travail pour la première fois en France, certains m’ont accusé d’être anti-féministe. A l’époque, je portais tout le temps des talons hauts, je me maquillais et j’aimais m’habiller pour les vernissages comme s’il s’agissait en quelque sorte d’une performance. J’ai même fait une pièce qui s’appelle Retrospective. Il s’agit d’une armoire dans laquelle je mets les chaussures que j’ai porté à des moments clés de ma carrière et de ma vie et lorsque l’exposition est finie, les chaussures retournent chez moi. D’œuvres exposées, elles redeviennent des chaussures portables.
Et en même temps, les palettes de maquillage ou les chaussures, présentés sans le corps, apparaissent justement pour ce qu’ils sont : des signes extérieur de distinction, des codes de féminité que chaque individu est ensuite libre de performer ou non. En quelque sorte, il s’agirait d’un « drag orienté objet »…
Par la nature de mon travail, l’univers du drag m’a toujours été très familier. J’avais par exemple présenté des tutoriels de maquillage dans une installation de ready-made de vidéos lors de ma première exposition à New York en 1993. A l’époque, ça n’allait pas du tout de soi d’aller puiser dans cet univers là. Aujourd’hui, je me sens proche de beaucoup de choses que l’on voit émerger. Les jeunes artistes se réapproprient spontanément la forme du défilé, des cosmétiques et de la mise en scène de soi en général. J’ai par exemple beaucoup aimé l’exposition de Matthew Linde à la Kunsthalle de Bern, un curateur australien qui travaille sur la mode et qui s’est penché sur le catwalk comme forme théâtrale sans narration. De mon côté, je viens de quitter ma galerie historique suisse et je commence à travailler avec Karma International, une jeune galerie qui rassemble une scène très dynamique. Je me sentais un peu flottante pendant plusieurs années, et d’un coup, je viens de rencontrer toute une communauté avec qui je partage beaucoup de préoccupations. Je sens qu’une nouvelle génération s’intéresse à mon travail, le reçoit différemment, ce qui est le plus beau compliment qu’on puisse me faire. Et d’ailleurs, je m’amuse aussi mille fois plus en interview !
Lorsque vous réalisez vos premières oeuvres, rapprocher l’art et la mode était en soi un geste tellement polémique que beaucoup passaient sans doute à côté des nuances du discours…
Mon travail a longtemps été lu de deux manières. Souvent d’une manière très formelle, dans une tentative de le raccrocher coûte que coûte à l’histoire de l’art. A un moment, la critique a beaucoup évoqué de la filiation avec les années 1980, avec Barbara Kruger notamment. Ou alors mon travail a été reçu comme l’étendard d’un nouveau féminisme. Disons que les réactions n’étaient jamais nuancées, et que ça m’a assez vite dépassée. Beaucoup de gens étaient furieux. Et en même temps, lorsque j’ai présenté un shopping-bag appelé Poison dans ma première exposition de groupe, il s’est retrouvé trois semaines plus tard en dans le New York Times. Roberta Smith, la critique d’art historique du journal, écrivait un article sur un nouveau féminisme d’artistes femmes embrassant leur féminité. Elle ne parlait pas beaucoup de moi, mais la photo était énorme ! Et deux mois après, je faisais la couverture du magazine Artforum, alors que j’avais encore très peu fait d’expositions. C’est aussi pour cette raison que je suis toujours restée assez cryptique ou elliptique sur mes motifs. Je m’efforce toujours de masquer le travail et les efforts pour que l’on ait l’impression que les œuvres sont apparues toutes seules, qu’elles étaient déjà là. Lorsque l’on a dit que je parlais de mode alors que je en faisais qu’en utiliser les stratégies, et à chaque fois que l’on m’a reproché d’être superficielle, j’ai laissé dire. C’était une manière de brouiller les pistes et de laisser les œuvres ouvertes.
• « Palettes of Shadows » de Sylvie Fleury, jusqu’au 5 janvier à la galerie Thaddaeus Ropac (Marais) à Paris
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