Précédé de la notoriété du “Codex Seraphinianus”, son encyclopédie indéchiffrable, l’érudit italien expose pour la première fois en institution, et s’y révèle peu à son aise.
Rétif à la capture, Luigi Serafini manie comme personne la duplicité et le changement d’état. Et déjà, voilà que l’on bute au moment de le qualifier : est-il architecte ? peintre ? designer ? linguiste ? pataphysicien ? Né en 1949 à Rome, l’Italien serpente entre les scènes et les milieux. Toujours, il bifurque, se camoufle, remonte à la surface pour replonger aussitôt.
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On l’approche alors surtout par l’entremise de celles et ceux qui le rencontrèrent, et auxquel·les il ne s’attachera guère : on sait qu’il a été proche du groupe de design Memphis ; qu’il le fut également de l’écrivain Italo Calvino ou du réalisateur Federico Fellini, gratifiant l’un d’une couverture de livre (Collection de sable), l’autre d’une affiche de film (La Voce della Luna). Et puis qu’il court à fleur de peau sur l’épiderme de celles et ceux qui, de par le monde, se font tatouer les motifs émanant de son magnum opus, le grimoire encyclopédique du Codex Seraphinianus qui, comme toute créature chimérique, prendra une vie propre jusqu’à faire oublier l’existence de son créateur.
Culte
Faites le test autour de vous : chacun·e, dans son entourage proche ou lointain, aura certainement déjà vu l’une de ces arabesques, peut-être même une saynète ou bien une planche entière, venant parer un morceau de peau d’une génération qui, récemment, le redécouvrait à la faveur d’une viralité que l’avènement d’internet n’aura fait que relancer. Or, s’il fallait en passer par le statut de l’auteur avant de nommer l’œuvre d’une vie, c’est qu’une exposition, désormais, nous rappelle qu’il a bien vécu, qu’il vit encore, et qu’il se dévoile actuellement au Centre régional d’art contemporain Occitanie, à Sète.
Invité par l’historienne de l’art, critique et commissaire Marie de Brugerolle, Luigi Serafini déploie son langage plastique au fil de trois salles consacrées à la mer, à la traversée, à la transition et à la mutation. Bien sûr, le Codex Seraphinianus, son langage indéchiffrable et son monde inventé inter-espèces, en fournit la matrice. De 1976 à 1979, Luigi Serafini s’attèlera à sa réalisation, avant une première publication en 1981 et des rééditions successives dans le sillage d’un objet culte que s’arrachèrent les bibliophiles avant que la génération Z n’en poste les reproductions. Aux murs, reliant les espaces, courent les glyphes de l’alphabet inventé, ainsi que d’étranges cartouches jaunes dont on ne saura pas plus. Dans chacun d’entre eux, les médiums dialoguent : mobilier, peintures, planches, mais également autels et miniatures. Le monde marin et ses créatures inventées y tiennent la part belle, à l’instar de la figure du “Demi-Thon” qui, nous explique un cartel, “est un Poisson pélagique qui à l’automne se divise en deux dans le détroit de Gibraltar”, séparé entre Atlantique et Méditerranée, jusqu’à se rejoindre au printemps pour se reproduire.
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Fragments
Il s’agit de la première exposition institutionnelle du polymathe, et Luigi Serafini s’y donne, en plus d’avoir été fuyant, comme d’autant plus retors : soluble dans les codes et les espaces d’un milieu de l’art auquel il n’aura pas fait allégeance, il ne l’est définitivement pas, lui dont l’œuvre totale aura serpenté entre les disciplines et prospéré dans le monde en soi de son appartement-atelier. Baroque, il le demeure, au sens premier d’une perle irrégulière, ici extraite des fonds marins grouillant d’une vie secrète pour se retrouver sertie et soclée, et qui apparaît presque toc, kitsch, de pacotille. À Sète, les différentes œuvres reflètent l’étendue de sa pratique, mais séparées et déclinées dans l’espace consacré de l’art contemporain, son contexte d’exposition soi-disant neutre, néons et murs blancs – elles révèlent avant tout combien leur auteur aura rejeté ce monde-là.
Ainsi, placés là, les fragments semblent datables, et même carrément datés : les années 1980 flamboient, un hyperréalisme burlesque éructe. L’ensemble, quelle que soit sa finesse poétique, prend davantage des allures de blague grivoise que de rébus cosmique. Il n’empêche que l’exposition reste en tête, parce qu’elle se roidit plutôt qu’elle ne ploie, que les œuvres réaffirment obstinément leur lieu, et que l’ensemble invite alors davantage à se réapproprier les fragments, à les laisser vivre près de l’imaginaire plutôt qu’à se contenter de leur seule présence matérielle. Luigi Serafini exposé serait en cela comme l’albatros de Baudelaire : s’il semble à peine “déposé sur les planches” et dans le White Cube aussi “gauche et veule”, c’est qu’il y est comme “exilé sur le sol”.
Sur terre et sur mer avec le Codex Seraphinianus de Luigi Serafini, jusqu’au 5 septembre, Centre régional d’art contemporain Occitanie/Pyrénées-Méditerranée, Sète.
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