Le metteur en scène, repéré aux côtés de Julien Gosselin et Pascal Rambert, délivre un spectacle passionnant autour du cinéaste franco-suisse. Une révélation.
C’est une création qui, en dépit de son titre programmatique, emprunte un cheminement inattendu. Au départ, Eddy D’aranjo s’était mis en tête d’écrire une pièce autour de Jean-Luc Godard avec le langage du cinéma. Mais, à l’arrivée, son spectacle traite de la mort avec les outils du théâtre. “La mélancolie s’est infusée pendant les répétitions, explique le metteur en scène de 29 ans. Dans le travail concret, nous avons rejoint non pas le Godard qui avait notre âge dans les années 1960, mais celui qui est notre contemporain, qui partage notre monde, celui qui a aujourd’hui 91 ans. Et la question centrale est devenue : comment prendre soin de ce qui est en train de disparaître ?” La réponse, forcément approximative, est fidèle au cinéaste : celui-ci ne cesse de se dérober sur les planches mais insuffle au processus créatif sa féconde radicalité.
Nous attendions Eddy D’aranjo de pied ferme, son parcours comme assistant de Pascal Rambert et dramaturge auprès de Julien Gosselin laissait présager un bel avenir. Et nous ne nous sommes pas trompé·es. Le spectacle se divise en deux parties aux formes distinctes. La première, intitulée “Pleurer Jeannot”, raconte les retrouvailles d’une famille autour de la mort d’un vieil oncle (que l’on devine cinéaste) dont il faut vider l’appartement. C’est une pièce sur le deuil au déroulement a priori classique. Mais, rapidement, la frontière entre le réel et le fantasme devient poreuse : jamais on ne parvient à identifier précisément les liens qui unissent ces personnages à l’élocution trop théâtrale. Et la réapparition du vieil oncle, nu, souillé et grommelant, ne va pas arranger les choses : on se retrouve catapulté quelque part entre Julien Gosselin et David Lynch, perdu·e dans les limbes d’une narration sens dessus dessous.
Dans la deuxième partie, “Un spectacle en train de disparaître”, l’acteur Volodia Piotrovitch d’Orlik (qui est aussi le collaborateur artistique d’Eddy D’aranjo) est seul en scène dans un grand pyjama noir et blanc. Sur un plateau vidé de son décor, face au public, il retrace la genèse de la pièce, chambre gentiment son metteur en scène, commente le parcours politique de Godard et disserte sur la capacité de l’image à saisir le réel, avec quatre photos des camps d’Auschwitz-Birkenau prises par les membres du Sonderkommando, l’unité de travail juive forcée de participer au fonctionnement des chambres à gaz puis condamnée à mort en 1944. Godard est à la fois partout et nulle part, saisi au fil de théâtralités contradictoires. Il apparaîtra à la fin, la cigarette au bec, sur le masque de cinq acteurs et actrices – insaisissable.
Avant d’intégrer l’École du Théâtre national de Strasbourg, Eddy D’aranjo a étudié la philosophie et la dramaturgie à l’École normale supérieure. Ça se sent, évidemment. Son spectacle est théorique, référencé, complexe. Mais il reste toujours accessible grâce à l’intensité de ses comédien·nes (mention spéciale à Volodia Piotrovitch d’Orlik, génial de précision et de drôlerie) et à l’ambition pédagogique de son metteur en scène qui, commentant son processus créatif, donne des repères historiques et tourne en dérision son dispositif conceptuel. On peut certes déplorer quelques longueurs (notamment la séquence pénible du vieil homme nu), et regretter que la scène soit encombrée par un écran monumental. Il n’en reste pas moins réjouissant d’assister à l’apparition d’un artiste de cette trempe.
Après Jean-Luc Godard – Je me laisse envahir par le Vietnam, texte et mise en scène Eddy D’aranjo avec Majda Abdelmalek, Nans Merieux, Édith Biscaro, Volodia Piotrovitch d’Orlik, Bertrand de Roffignac… Au théâtre de la Commune d’Aubervilliers, du 10 au 20 mars.