Dernière révélation des plateaux, l’Australien Simon Stone s’attaque à Tchekhov après nous avoir fait vibrer avec ses relectures contemporaines d’Euripide et Ibsen. On le retrouve à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, où il répète sa première mise en scène en français. Une traversée épique
des Trois Sœurs avec une troupe d’exception.
A quinze jours de la première, la répétition du finale de l’acte 2 des “Trois sœurs” d’après Anton Tchekhov dans la relecture qu’en fait l’Australien Simon Stone vient de reprendre. Une neige fine et légère tombe sans discontinuer sur le plateau de l’Odéon. Pareils à une bande d’amis décidés à aller passer Noël à la montagne, les onze comédiens viennent d’envahir le plateau. Les garçons portent parka, robe de chambre ou jogging, les filles sont en jupe et en jeans.
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On cherche le metteur en scène dans la salle où sont installées les diverses régies. Il est déjà sur le plateau, lancé avec ses acteurs dans une discussion passionnée où l’anglais se mêle au français et où les gestes prennent naturellement le relais des paroles.C’est à l’expression “more hysterical !” suivie d’un éclat de rire dévastateur qu’on le repère, silhouette de surfeur barbu au milieu du petit groupe.Lui et sa troupe appartiennent à la même génération – Simon Stone a 33 ans.
Une maison au centre du récit
Comme ce fut déjà le cas pour la scénographie d’Ibsen Huis, sa saga familiale consacrée à l’œuvre du dramaturge norvégien Henrik Ibsen qu’on découvrait l’été dernier au Festival d’Avignon, le décor des Trois Sœurs se résume à un pavillon moderne, une élégante construction sur deux étages au réalisme troublant. De larges baies vitrées offrent des vues imprenables sur la cuisine et le séjour avec son sapin enguirlandé de lumières multicolores. Les chambres à l’étage et la salle de bains n’autorisent les refuges d’aucune intimité.
Les Trois Sœurs // Anton Tchekhov – Simon Stone // Odéon – Théâtre de l’Europe from Theatre Odeon on Vimeo.
Centre de tous les regards, la maison– et sa terrasse avec barbecue – est posée sur une tournette. Elle s’offre à noussous tous ses angles et ses mouvements, pareils à une danse, donnent le tempo du déroulé de la pièce. Pour l’instant, les comédiens l’occupent comme leur nouveau chez-soi tandis que l’un d’eux est déjà au piano pour travailler les accords de Heroes de David Bowie.
“Au début, c’était la débrouille, avec des amis et dans des endroits qui n’étaient pas des théâtres”
Si l’hypothèse tchekhovienne veut que le torchon brûle entre les personnages, la tendre euphorie qui règne sur le plateau avant le déclenchement des hostilités témoigne d’emblée de l’évidente complicité de la distribution réunie par Simon Stone. La situation de départ reste inchangée : Olga (Amira Casar), Macha (Céline Sallette) et leur frère André (Eric Caravaca) organisent une fête pour les 20 ans d’Irina (Eloïse Mignon), dont l’anniversaire coïncide avec celui de la mort de leur père. L’époque n’est plus aux galanteries des militaires en garnison et Simon Stone rend à la vie civile les amis et amants qui les rejoignent pour faire la fête.
Nouveau venu sur les plateaux hexagonaux, Simon Stone affiche un CV hors norme. Né à Bâle de parents australiens, il fait avec eux le détour par Cambridge avant leur retour en Australie, où il passe son adolescence. “A Melbourne, j’ai commencé à faire l’acteur dès l’âge de 15 ans au théâtre, au cinéma et pour la télévision, nous confie le metteur en scène. A 20 ans, je me suis aperçu que ça ne me satisfaisait pas. Le danger du métier d’acteur, c’est de se cantonner à trouver de quoi manger sans être forcément d’accord avec ce qu’on vous demande. J’ai voulu changer ça en créant mes propres projets comme auteur et metteur en scène. C’était la débrouille, avec des amis et dans des endroits qui n’étaient pas des théâtres. Mais au final, les friches industrielles résonnaient avec l’esthétique de nos envies.”
De l’hémisphère Sud à l’Europe
En 2007, à 23 ans, ses deux premiers spectacles, montés en six mois, sont immédiatement couronnés de plusieurs prix et lui valent, l’année suivante, des propositions pour travailler dans des théâtres prestigieux. A 27 ans, il prend la direction du Belvoir Theatre, à Sydney.
Aussi précoce soit-il, un artiste ne part jamais de rien et l’on est curieux de connaître ses influences. “J’ai eu plein de modèles pour mes premières pièces. Dans le désordre, je pourrais citer Romeo Castellucci, Christoph Marthaler, Ariane Mnouchkine et Peter Brook. Chercher sa voie, c’est aussi être obsédé par le fait de savoir qu’on ne l’a pas encore trouvée. On est libre et hanté à la fois.C’est paradoxal.”
L’hémisphère Sud est vite trop petit pour lui. L’Europe découvre son talent et commence à l’inviter.Elle est devenue son nouveau terrain de jeu, si l’on sait qu’il est aujourd’hui artiste associé à l’Odéon-Théâtre de l’Europe à Paris et metteur en scène en résidence en Suisse, au Theater Basel. “En quittant l’Australie qui est à l’autre bout du monde, j’ai eu la chance de pouvoir me redéfinir. Ici, j’apprécie la diversité des cultures et des langues et comme j’y suis né, je considère cette nouvelle situation comme un retour à la maison.”
“Je veux refléter l’histoire du théâtre”
La réputation de Simon Stone s’est construite sur ses réécritures du répertoire classique. “D’autres écrivent à partir de leur vécu ou de ce qu’ils lisent dans la presse. Moi, je veux refléter l’histoire du théâtre en écrivant mes pièces. C’est mon obsession. J’utilise les histoires du répertoire pour parler du monde dans lequel on vit. Dans le cas des Trois Sœurs, mon travail d’auteur consiste à spéculer sur ce qui pourrait arriver aux personnages de Tchekhov s’ils montaient dans une machine à voyager dans le temps pour atterrir au XXIe siècle.
Mais ce sont moins ces fantômes qui m’intéressent que le fait de rentrer en dialogue avec celui qui les a créés. Tchekhov était médecin, il faisait le travail d’un anthropologue et d’un sociologue et représentait l’humanité dans toute sa nudité. Il était aussi obsédé par le suicide ou encore par la façon dont les vies de personnes pouvaient être bouleversées par la vente de leur maison. A travers mon dialogue avec Tchekhov, j’utilise le matériau qu’il a créé pour écrire une nouvelle pièce.”
Pas de respect à attendre pour les cendres du père des trois sœurs qui sont à deux doigts de finir en “risotto au safran et au papa mort”
Pour autant, n’espérez pas de Simon Stone une cérémonie en hommage à la mémoire de ses pères en écriture.On ne s’étonnera pas qu’André perde la fortune familiale dans les jeux en ligne, que la coke remplace la vodka ou que l’aide aux réfugiés syriens soit une préoccupation pour eux. Pas plus de respect à attendre de sa part pour les cendres du père des trois sœurs qui sont à deux doigts de finir en “risotto au safran et au papa mort”, comme le propose l’un des invités, amateur des spécialités de Papouasie-Nouvelle Guinée.
Son attitude dans la salle est à la hauteur de la frénésie mise en jeu sur le plateau. Faisant travailler ses acteurs dans une maison et ne pouvant les observer qu’à travers des vitres, Simon Stone a inventé une méthode pour les diriger : tous les acteurs sont équipés d’oreillettes et de micros de façon à ce qu’il puisse leur donner ses indications et échanger avec eux sans rompre le cours de l’action.
L’érotisme de la version française
Reste la question d’adapter en français une pièce créée l’an passé à Bâle en allemand. “C’est une recréation. Mettre en scène est d’abord une question d’énergie. J’adore ce que les comédiens m’apportent. Je les encourage à être au plus près d’eux-mêmes dans chaque réplique.Ça m’oblige à changer des mots, à réécrire des passages. En allemand, on peut brillamment représenter des notions comme la perversité et l’autodestruction. En France, la sexualité imprègne la culture et la philosophie, ça change complètement la pièce. L’érotisme qui se dégage du jeu est bien supérieur à celui de la version allemande et ça rend la pièce encore plus bouleversante.”
La bande-son est à l’avenant, mixant Umbrella de Rihanna, Halo de Beyoncé ou, pour une lap dance torride entre deux hommes, One More Time de Britney Spears. Simon Stone électrifie la fameuse petite musique de Tchekhov pour que Les Trois Sœurs se joue les deux doigts dans la prise.
Les Trois Sœurs d’après Anton Tchekhov, mise en scène Simon Stone, avec Jean-Baptiste Anoumon, Assaâd Bouab, Eric Caravaca, Amira Casar, Servane Ducorps, Eloïse Mignon, Laurent Papot, Frédéric Pierrot, Céline Sallette, Assane Timbo, Thibault Vinçon, du 10 novembre au 22 décembreà l’Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris VIe
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