La première exposition monographique de l’Anglais explore l’“écologie médiatique saturée d’images” dans laquelle nous baignons.
Lorsque nous regardons un tournesol, nous ne voyons pas Van Gogh avant de voir la fleur. Certes, la perception que nous en avons est composée de couches d’associations, personnelles ou universelles, immémorielles ou historiques. Mais seuls quelques dandys esthètes égarés au XXIe siècle oseraient affirmer que c’est l’art qui précède la perception de la chose.
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En revanche, bien qu’on ne se l’avoue pas forcément, les images, et non pas l’art, font bel et bien écran entre nous-même et le monde. Le tournesol nous apparaît désirable parce que nous l’avons vu reproduit en photo avec une précision qui dépasse celle de nos sens. Il nous apparaît beau parce que nous savons déjà quel cadrage Instagram lui appliquer.
Celle par qui le scandale arrive
“Lorsque l’on regarde une photo du visage de Joanne, on ne peut pas s’empêcher de se demander quel est le produit que l’on essaie de nous vendre”, constate Simon Fujiwara devant la série Joanne (2016), installée sur l’un des plateaux mobiles de Lafayette Anticipation et composée de trois photographies montées sur caisson lumineux et d’un film.
« Soit disparaître totalement des radars, soit au contraire s’afficher partout sur les réseaux sociaux »
Joanne, ex-mannequin au visage ultrasymétrique de girl next door, est aussi l’ancienne prof d’arts plastiques de l’artiste. Elle l’introduira à Cindy Sherman ou Louise Bourgeois, influences déterminantes pour ses premières œuvres. De son nom complet Joanne Salley, cette Joanne est celle qui, dix ans plus tard en 2011, sera obligée de démissionner lorsque les tabloïds anglais mettront la main sur des photos d’elle topless.
“J’ai contacté les meilleurs publicitaires, stylistes et DA du moment, et je leur ai demandé quelles seraient les options pour réparer le tort causé par cette unique photo. Ils m’ont répondu qu’elle avait deux choix. Soit disparaître totalement des radars, soit au contraire s’afficher partout sur les réseaux sociaux. J’ai donc repris contact avec elle pour lui demander si elle voulait signer une œuvre avec moi : la reconstruction de son image.”
Avec Joanne, Simon Fujiwara met à jour tout l’arsenal nécessaire pour faire retrouver l’humain sous l’image. “Nous vivons dans une écologie médiatique saturée d’images, c’est une réalité. Pour concevoir une œuvre, je travaille en me disant qu’il faut que je frappe plus fort encore que ce à quoi les gens ont accès sur leur téléphone. Pour cette exposition, je suis parti du dilemme suivant : comment créer des œuvres qui tiennent compte de la réalité des réseaux sociaux mais qui leur échapperaient en même temps ?”
Chacun vibre et tressaute au rythme des extraits qui défilent
A la Fondation Lafayette, son exposition Revolution investit les trois étages du bâtiment et, c’est une première, également le rez-de-chaussée en accès libre. C’est là qu’il a choisi d’installer l’élément de réponse le plus récent à ce dilemme qui le travaille. Empathy I est un simulateur développé avec une société concevant des attractions pour des parcs.
En trois minutes à peine, à partir de vidéos en caméra subjective prélevées sur internet, chacun vibre et tressaute au rythme des extraits qui défilent : une mariée embrasse son nouvel époux, un homme sauve un réfugié de la noyade, les Tahitiennes de Gauguin se prélassent. Trois minutes durant, le corps et l’esprit sont pris en otage. Tout recul critique, toute velléité de vouloir immortaliser l’expérience sont noyés par la déferlante de l’expérience qui prend aux tripes.
Pour l’artiste, cette machine infernale serait une sorte d’équivalent aux cavernes préhistoriques : “Dans les deux cas, les peintures rupestres et les réseaux sociaux, le réel ne suffit pas. Il faut le peindre, le photographier, en livrer sa propre version et la conserver pour toujours. »
« Que nous passions plus de temps à regarder des simulacres du monde que d’en faire l’expérience dérive presque de notre biologie. Pour cette raison, je choisis moi aussi de travailler depuis cette culture de l’image que nous partageons, afin de révéler les mécanismes biologiques qui la sous-tendent.”
Deux autres installations complètent le panorama : Likeness (une statue de cire d’Anne Frank scrutée par une caméra sur bras robotisé) et The Happy Museum (collections d’artefacts rassemblés avec un “économiste du bonheur”, en l’occurrence le frère de l’artiste).
Sans tomber ni dans la critique ni dans la célébration, Simon Fujiwara replace l’expérience subjective au centre tout en explorant avec acuité la palette des nouvelles émotions générées par les mutations de la superstructure technologique. Et livre ce faisant l’une des propositions les plus réussies des expositions d’octobre – et incontestablement l’expérience la plus intense.
Revolution Jusqu’au 6 janvier à Lafayette Anticipations – Fondation d’entreprise Galeries Lafayette, Paris IVe
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