Le musée de Grenoble présente le travail d’un des peintres les plus importants de la seconde moitié du XXe siècle. Un « grand-œuvre » toxique à la fois par sa charge critique et par ses matériaux corrosifs.
Un léger agacement d’abord : ceci n’est pas une rétrospective. L’exposition que consacre le Musée de Grenoble au peintre allemand Sigmar Polke (1941-2010) se voue au « dernier Polke », selon une période qui va quand même des années 1980 aux années 2000. On prend donc les choses en cours de route, in medias res : rien sur les années 60 et l’apparition pop-critique de Polke aux côtés de Gerhard Richter sous l’enseigne du « réalisme capitaliste », rien sur les années 70 et sa période la plus acide – pour la rétrospective complète, désolé mais il vous faudra aller au MoMA de New York en avril, ou ultérieurement à Cologne, où l’artiste avait son atelier.
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Grand connaisseur du peintre allemand, le directeur du Musée de Grenoble, Guy Tosatto, a préféré faire bande à part et pour tout dire c’est énervant, tant cette stratégie de distinction nous prive pour longtemps d’un panorama plus complet de l’un des peintres les plus importants de la seconde moitié du XXe siècle. C’est d’autant plus rageant, ou frustrant, que par la qualité du choix des œuvres, par la sobriété extrême de l’exposition entièrement dévolue au « grand œuvre » de Polke et au spectacle des toiles, la visite est une merveille.
L’Histoire bousculée
A dire vrai, ce cocktail d’agacement et de ravissement ressemble fort à la peinture empoisonnée de Polke – elle offre à la fois des traits de sublime et des jets d’acidité. A l’image de la grande salle consacrée au motif de la Révolution française. Polke réemploie toute une imagerie d’époque, reproduit sur la toile d’anciennes gravures révolutionnaires que la peinture vient maltraiter, triturer en tous sens.
L’Histoire, avec sa grande hache comme disait Perec, s’en trouve elle-même bousculée. Là, une tache marronnasse et surtout une sorte de tête de mort anamorphosée semblent planer au-dessus d’une célèbre caricature de la famille royale ; plus loin, des têtes de décapités sont comme attaquées par la corrosion ; ailleurs, des enfants jouent dans un cimetière en une explosion de peinture verdoyante : Révolution et contre-Révolution, Terreur et soulèvement, exultation et désolation se conjuguent.
Produits toxiques
Pas étonnant si l’on songe que l’artiste a débarqué en Allemagne de l’Ouest après avoir fui la Pologne communiste, sans pour autant céder aux charmes de l’Occident capitaliste. Entre ces deux idéologies, ce n’est pas une guerre froide que livre Polke, c’est une guerre chaude où il s’agit pour cet esprit critique, sceptique, ironique, d’attaquer sur tous les fronts à la fois. Parfois à coups de peinture thermo-sensible, les couleurs variant selon l’atmosphère plus ou moins réchauffée du lieu.
Dans le catalogue d’exposition, le critique d’art Bernard Marcadé n’a donc pas tort d’évoquer la forte toxicité de cette œuvre. Mais c’est aussi une juste désignation matérielle de la peinture de Polke, l’artiste utilisant des produits nocifs et corrosifs, voire dangereux, comme de l’orpiment à base d’arsenic ou un vert pesticide, le vert de Schweinfurt. Sur un support de tissus imprimés aux allures de nappes de cuisine ou de dessus de matelas, la peinture est une surface rongeante. Mais cette émulsion offre aussi de sublimes visions, profondes, où apparaît une autre figure de Polke en peintre alchimiste, en mystique de la matière, en artificier des couleurs, capable de transmuer l’oxydation en or. Pyrotechnie du pire.
Sigmar Polke jusqu’au 2 février au Musée de Grenoble, www.museedegrenoble.fr Catalogue de l’exposition (Actes Sud/Musée de Grenoble), 32 €
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