Le BAL exhume trois cents photographies de l’artiste allemand Sigmar Polke, connu pour ses peintures toxiques et tramées. Elles révèlent une débordante envie d’art au plus près des flux d’images contemporains.
Une même matière semble s’étaler aux murs. Une bourbe brune, grise, noire. Altérée, rongée, maculée. Des cadres individuels la découpent. Venant tailler dans l’étendue mouvante, ils la recomposent en petits groupes. A l’étage supérieur prévalent les petits ensembles. A l’intérieur, c’est une longue ligne qui dessine l’horizon à hauteur de regard, et des pans de grilles à l’échelle du mur qui l’obstruent. Cette matière, c’est la matière « infâme » de Sigmar Polke, actuellement exposée au BAL, à Paris.
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Expérimentations graphiques et chimiques
Les Infamies photographiques de Sigmar Polke présente ainsi un ensemble de trois cents expérimentations photographiques de l’artiste allemand. Pour y voir plus clair, il faut s’approcher. Oser se frotter à leur espace d’apparition. A nos risques et périls, connaissant l’appétence du Sigmar Polke peintre pour les pigments toxiques comme le vert de Schweinfurt ou le jaune d’arsenic – un art qui fait perdre ses cheveux au spectateur, voilà un art faisant de l’effet, glissera-t-il au détour d’une interview.
On s’approche, donc. A la surface surnagent alors, par-delà et au travers, les expérimentations graphiques et chimiques, la sur-, sous- ou double exposition, l’utilisation de pellicules périmées, de papiers inadaptés, quelque chose comme des images. On reconnaît ici une silhouette ou une bouche rieuse de femme, là un portrait de famille, une soirée entre amis, les façades et les pavés d’une ville du Nord.
Mais également, et sans hiérarchie, la reproduction de détails de tableaux de maître (Les Vieilles ou le Temps de Goya), de unes de journaux, de publicités ou d’affiches électorales. Mais ces images, ou plutôt leurs débris, leurs mues sont emprisonnées dans le gluant d’une gangue organique et aquatique à la fois.
Ces boîtes de Pétri, format rectangle, les maintiennent dans les limbes précédant leur écosystème usuel, cet espace maigre et plane où le flux n’est plus le flux d’énergie mais celui d’images reproductibles préfigurant cet autre flux, numérique et actuel.
Entre études pour des tableaux et pratique autonome
Polke peintre, Polke dessinateur, Polke photographe : les facettes de l’artiste fusionnent au profit d’une attention à la profondeur d’apparition des choses. Mais si les photographies de Sigmar Polke participent de l’économie globale de son œuvre, elles n’en restent pas moins une part encore largement méconnue.
Au BAL, le corpus récupéré par Georg Polke, son fils, au détour d’un carton oublié provient de la période 1970-1986 de la vie de l’artiste, disparu en 2010.
Si une partie de ses œuvres photographiques avait déjà été montrée en 1986 à la galerie Schmela (sous l’intitulé Sans titre), celles exposées ici ne l’ont pour beaucoup jamais été. En guise de cartels, quelques indications parfois : lieux, noms propres, dates. La photographie en général, chez Polke, oscille entre études pour des tableaux et pratique autonome.
Certains tirages ont été présentés en dialogue avec d’autres projets, à l’instar des photographies et photocopies réalisées à l’occasion de son installation Athanor au Pavillon allemand de la Biennale de Venise, en 1986.
Couronné d’un Lion d’or, le projet transforme le Pavillon en matrice photographique perpétuelle, faisant réagir les murs recouverts de peinture hydrosensible aux conditions climatique venant non pas révéler une image mais les suggérer toutes. Le catalogue, composé des photographies et photocopies en question, répercute cette logique, refusant la reproduction fidèle au profit d’une altération spectrale.
Une envie d’art plus qu’un geste d’artiste
Cette série intervient à la toute fin du parcours, dans un espace réservé, à la manière d’un point d’orgue indiquant l’un des possibles usages d’une pratique qui, dans son ensemble, témoigne moins d’un geste d’artiste que d’une envie d’art – d’un « gai savoir », selon Bernard Marcadé, l’un des quatre commissaires de l’exposition aux côtés de Fritz Emslander, Georg Polke et Diane Dufour.
Certes, l’aspect documentaire de la vie de l’artiste ravira l’historien de l’art, qui viendra y traquer l’apparition de motifs de son œuvre – la trame, la contamination, la circulation, la mythologie personnelle – et les influences artistiques – on reconnaît Georg Baselitz ou Blinky Palermo.
Cependant, tel n’est pas l’aspect essentiel. Car on y lit surtout, et nul besoin d’être un familier de l’œuvre, une dévorante pulsion d’art. Sigmar Polke fait feu de tout bois et image de toute apparition. A tout instant de sa vie, et partout où il se trouve. Qu’il lise le journal, visite un musée, traîne au troquet ou emmène sa famille en vacances.
Une constance de la pratique photographique
Sigmar Polke pratique la photographie en amateur mais surtout en acharné. La constance de la pratique, plus que le résultat achevé, révèle l’essence de la démarche. Evoquer l’accrochage en grilles ou en lignes, conformément à l’accrochage choisi pour l’exposition de photographies réalisées du vivant de l’artiste, c’est entendre résonner l’écho à nos grids (Instagram) et timelines (Facebook).
Mais là où ces dernières procèdent d’une volonté d’organiser le quotidien par la narration et par la hiérarchisation, l’artiste se love au plus près d’une matière encore pleine de possibles retenus. « Cette œuvre se moque de la permanence et de la pérennité, Sigmar Polke met joyeusement en avant l’altération, la conversion, l’instabilité, la transmutation des sujets et des formes », écrit Bernard Marcadé.
Le quotidien intéresse l’artiste en tant qu’il n’est pas encore événement et ne le sera peut-être jamais. S’exprime alors dans ces photographies quelque chose comme une conception atomiste de la profondeur, où chaque graine de matière porte en elle la possibilité de devenir image, sujet, désir, abjection, art.
Les Infamies photographiques de Sigmar Polke jusqu’au 22 décembre, Le BAL, Paris
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