L’Argentine débarque au CentQuatre, à Paris, ce week-end prochain. Entre tango d’hier et d’aujourd’hui, cumbia-electro et folklore détourné, Buenos Aires va réchauffer la rentrée. Repérages.
L’hiver au mois d’août. Par la grâce de saisons inversées, Buenos Aires s’emmitoufle quand Paris va à la plage. En ce vendredi soir, une petite foule de danseurs a gagné le Centre des expositions. Après les demi-finales du Mondial de tango, c’est une grande milonga (ces salons, parfois décatis, où l’on se retrouve pour danser) qui attend les visiteurs. Sur le plateau, bien alignés, officient plusieurs DJ, dont DJ Inca, Osvaldo Natucci, Mario Orlando – qui illumine les nuits de La Marshàll, la première milonga queer de Buenos Aires -, la jeune Lucia Piazzola et la Française Odile Fillion.
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On la retrouvera d’ailleurs dans Las Noches de Buenos Aires, soirée organisée par le CentQuatre dans le cadre du Tandem, événement imaginé par l’Institut français et la ville de Buenos Aires, liant le temps d’une saison les deux capitales. A Paris, on verra ainsi jusqu’à la fin de l’année du théâtre, des expos et des films.
Entre deux courants d’air, le Centre des expositions prend la température du tango : couples de tous âges, vestiaire plus ou moins étudié, du jean au costume, de la robe fendue au bas de jogging. Cette danse très codifiée a peu à peu gagné un large public. Le tango a connu plusieurs vies depuis ses débuts dans les années 1880.
« On y trouve une influence de l’Afrique équatoriale, d’où venaient les esclaves. Le tango est fait d’improvisation, avec un répertoire de figures qui a grandi tout au long du siècle », raconte Laura Falcoff-Charla, historienne de la danse tanguera, qui donnera une conférence au CentQuatre.
« Mais surtout, le tango reste toujours un refuge », dit-elle encore. Lorsque vous le dansez à deux, vous êtes seuls au monde.
Ce divertissement autrefois prisé des marginaux, d’abord pratiqué dans les cafés ou les bordels, a progressé dans la hiérarchie sociale pour devenir peu à peu une danse à la mode. Il doit beaucoup à Paris, qui l’adoube dans les années 1912-1913, quand nombre d’orchestres argentins s’y produisent. A ses débuts, le tango réunissait flûte, violon et guitare. Le bandonéon, venu d’Allemagne, n’interviendra qu’à la toute fin du XIXe siècle. « C’est une danse intense, sentimentale, résume Laura Falcoff-Charla. Grave, pas triste comme on le pense souvent. Danser le tango, c’est naviguer dans la musique. »
Les hommes le pratiquaient au départ entre eux, les femmes n’avaient pas le droit de le danser en dehors du cercle de la famille. Le sens de l’honneur veut que le Porteno (l’habitant de Buenos Aires) ne subisse jamais d’affront : on ne dit jamais non à celui qui vous invite, on détourne subtilement la tête pour signifier un refus. Nuance. Dans la ville, les milongas ne désemplissent pas.
Pourtant le tango a failli ne jamais connaître cette résurrection après les années de dictature (1976-1983). D’Astor Piazzolla au spectacle Tango argentino créé à Paris, au Châtelet, il a fallu rénover pour ne pas tomber dans l’oubli. Piazzolla fut le grand génie, le premier à jouer du bandonéon le pied sur une chaise.
« Piazzolla déclencha une révolution musicale, le tango traditionnel qui devenait autre. Ce n’était plus seulement une musique à danser », raconte Raúl Lavié, une des grandes voix du genre attendue à Paris.
« Mais il y a des anti-Piazzolla ici, poursuit-il. Les partisans de la tradition n’acceptent pas les changements et du coup rejettent Piazzolla. Le plus beau avec lui, c’est que de jeunes musiciens se sont intéressés au tango, des Européens aussi. »
On écouterait Lavié des heures durant. Soudain, il se met à fredonner quelques paroles d’un de ses tangos favoris, Ma triste nuit. Pour lui, les tangos sont dédiés à Buenos Aires, à ses quartiers. Musique d’hommes seuls, d’immigrants : « Au départ, on n’y parlait pas bien des femmes. Au fur et à mesure, le tango donnera une autre image d’elles, qui gagnent leur place dans la société. » A ses yeux, la compositrice Eladia Blázquez est unique.
« Alors que les pionnières composaient en neutre ou à la première personne, Eladia revendiqua sa qualité de femme. » En se baladant au café Tortoni, une institution de la ville, on tombera sur des photographies de la dame, beauté sombre et fière. Raúl Lavié parle encore de sa ville, qu’il reconnaît « épuisante, chaotique ». On comprend mieux dès lors la magie du tango, havre de paix entre danse, poésie et musique.
Outre l’effet Piazzolla, l’événement qui a réveillé le tango fut la production d’un spectacle, Tango argentino de Claudio Segovia. En 1983, celui-ci réunit sur scène les meilleurs danseurs et musiciens pour un hommage très classe à sa passion. Triomphant à Paris et Broadway, Tango argentino représente un formidable coup de projecteur sur cette discipline endormie. Gloria et Eduardo Arquimbau en furent un des couples vedettes : ils seront au CentQuatre pour donner des cours et fêter leurs cinquante ans de vie commune.
« Chaque décennie, depuis ses débuts jusque dans les années 50, le tango a évolué. Mais en arrivant, le rock l’a paralysé », se souvient Eduardo, qui arrive au rendez-vous comme s’il allait danser, parfait.
Les jeunes ont alors déserté, regardant du côté de la mode made in USA. Heureusement, après Tango argentino, il y eut encore d’autres renaissances, « le tango nuevo, il y a quinze ans, raconte Laura Falcoff-Charla. Là, c’est la façon de se tenir à travers l’axe du corps des interprètes qui s’est trouvée bouleversée. Cela fait partie de la tradition du tango, ces figures qui naissent ». Puis vint le boom de l’electro-tango, Gotan Project en Europe, Bajofondo en Argentine.
« Soudain, le tango a retrouvé une modernité via la musique électronique », résume Luciano Supervielle, compositeur éminent de ce collectif apparu en 2001, alors que le pays se trouvait en pleine crise économique. Né en France mais ayant grandi en Uruguay, son pays, il raconte ses villes à travers sa musique, dont un dernier projet solo, Rêverie, qu’il défendra en live à Paris.
« Lorsque nous avons commencé Bajofondo (« les bas-fonds » en VF – ndlr), le pays allait mal et on ne se demandait pas si on allait vivre de notre art. On en faisait, c’est tout. Le tango raconte aussi son époque : il n’a pas vraiment bougé durant la dictature ; à l’avènement de la démocratie, il a connu une nouvelle vie. Le tango, c’est aussi un phénomène d’identité, même si tout le pays ne le danse pas, loin de là. Je dirais qu’aujourd’hui il vit un moment de tension particulière. L’Unesco vient de l’inscrire au patrimoine mondial. C’est aussi une industrie, l’image de Buenos Aires… »
Un art mondialisé aussi. En témoignent les nombreux participants au Mondial (les lauréats feront une démonstration au CentQuatre) venus du Japon, de Russie, de Corée, d’Italie, de France, sans oublier la Colombie et le Venezuela.
Supervielle, qui vient du hip-hop, a voulu défricher d’autres territoires, comme un autre membre de Bajofondo, Gustavo Santaolalla, couronné de deux oscars pour les BO de Babel et du Secret de Brokeback Mountain. « Certains font une lecture exotique de notre musique. Mais je crois que la nostalgie et la mélancolie, propres aux Argentins et au tango, restent présents dans nos disques. Ici, les hommes n’ont pas peur de pleurer et de se dire qu’ils s’aiment. »
Le son des années 2010 est sans doute celui de ZZK, un collectif qui plonge la cumbia colombienne et le folklore latino dans un grand bain mêlant electro, drum’n’bass et reggaeton. Autour de Grant, d’origine américaine, on retrouve une bande d’allumés : Tremor, Andrés El Remolón, Mati ou Chancha Vía Circuito. Ils ont voulu réunir des scènes éloignées les unes des autres sous un label ouvert, ZZK Records, d’abord organisateur de soirées. A Paris, ils viendront animer une Nuit Ouf qui promet. « On n’a jamais vraiment cherché à coller au tango », dit Grant. Tremor, lui, voit l’electro-tango comme un courant destiné à l’export. « Mais on est amis. »
Sur scène, en boîte, dans les festivals, ZZK utilise des instruments traditionnels comme le charango (petite guitare).
« La crise de 2001 et l’incendie du club República Cromagnon nous ont sans doute donné l’envie de faire autre chose à Buenos Aires, se souvient Tremor. Il était difficile de sortir du pays et on s’est mis à écouter des musiques de chez nous. Cette période a été très stimulante. Les créations étaient enfin plus personnelles. »
Lorsqu’on leur demande comment il faut danser dans leurs soirées, Andrés répond : « Comme des fous ! » Ouf, donc. Avec cette saison Tandem Paris-Buenos Aires et ce week-end au CentQuatre pour prendre le pouls du tango et de l’electro-cumbia, que les Noches commencent.
Philippe Noisette
Las Noches de Buenos Aires du 16 au 18 septembre au CentQuatre, Paris XIXe, www.104.fr Tandem Paris-Buenos Aires jusqu’au 24 décembre à Paris, www.tandem2011.com
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