Dans l’ombre du selfie, star de toutes les attentions médiatiques, le genre du portrait est sujet à de profondes mutations. Deux artistes, Rollin Leonard et Artie Vierkant font se court-circuiter l’esthétique numérique et les techniques classiques d’enregistrement du réel. Et témoignent de la valeur suprême du visage comme dernier refuge contre l’attention intermittente de la navigation par « scrolling ».
Est-il encore possible d’écrire un article qui parlerait des nouvelles représentations nées à l’époque digitale sans que le mot “Kim Kardashian” n’apparaisse une seule fois ? De penser les nouvelles formes du portrait en se payant le luxe de laisser entièrement de côté le selfie ?
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Tous “selfish”, tous artistes ?
Le défi est de taille. Car si le selfie est une pratique contagieuse, il s’invite aussi dans l’actualité de l’art. L’exemple le plus médiatisé de ce phénomène est sans conteste la parution du livre de Kim Kardashian, Selfish, une compilation de cinq ans de selfies de la part de la plus éminente ambassadrice du phénomène.
En temps normal, peu d’intérêt hormis d’alimenter la rubrique people des magazines de life-style. Cependant, en faisant l’objet de chroniques dans nombre de revues d’art spécialisées (Monopol en Allemagne ou dans la rubrique art de Vulture aux Etats-Unis), le livre indique que le genre du selfie accède peu à peu au rang d’un objet digne de l’attention des critiques d’art – si ce n’est qu’ à titre symptomatique.
Le portrait sans l’autoportrait
Or l’épidémie qui a pour nom selfie a tendance à être l’arbre qui cache la forêt – ou plutôt, le bras tendu qui fait de l’ombre au visage. Pourtant, avec les possibilités offertes par les outils digitaux, de nouvelles pratiques du portrait n’ont pas tardé à émerger chez les artistes contemporains.
Car s’il y a les New Portraits de Richard Prince, il y a aussi la série New Portraiture du jeune artiste américain Rollin Leonard, actuellement exposé à la galerie parisienne Xpo. Deux titres quasiment identiques pour des enjeux radicalement opposés. Ainsi, contrairement à la tentation du ready-made de Richard Prince, Rollin Leonard fait en quelque sorte retour au genre du portrait photographique tel qu’il était pratiqué aux premières heures du medium : avec un temps de pose long et des effets obtenus directement lors de la prise de vue.
L’humain : mollesse et couleur chair
A la galerie Xpo, ce sont d’étranges cloques enflées d’un liquide couleur chair qui semblent avoir colonisé les murs. Chez Rollin, l’humain est d’abord cela : mollesse et couleur chair. Puis, sous l’effet d’une attention plus poussée à ces drôles de chromosomes, d’autres détails se révèlent : ici, c’est une bouche qui a été étirée jusqu’à couler le long du mur, là un œil frangé de cils qui se dessine. Si l’effet rappelle les manipulations de Photoshop, le volume de chaque forme dans l’espace produit un objet hybride, dont la lecture est brouillée dès lors qu’elle n’a plus lieu à l’écran.
Pourtant, note Rollin Leonard à propos de la série Freeform Water Portrait initiée il y a deux ans, le résultat a bien été obtenu par des procédés entièrement réalisés hors matrice virtuelle. “Je commence par placer une plaque de verre sur laquelle je verse de l’eau. A l’aide d’un liquide hydrofuge, j’arrive à former des motifs spécifiques à partir des gouttes. Sous cette plaque vient se positionner le visage de la personne dont je fais le portrait, qui doit rester en position immobile pendant environ dix minutes. Je l’éclaire depuis les côtés, de manière à ce que la lumière vienne frapper seulement le visage. Au dessus, je place l’appareil photo, qui enregistre alors le visage déformé par les gouttes d’eau.” Ensuite, l’image photographique obtenue sera imprimée sur vinyle puis recouverte de résine, appliquée couche par couche.
Des pièces qui parlent un double langage, mêlant de manière inextricable des éléments empruntés à l’espace physique réel et à l’espace virtuel. “L’effet aqueux est très présent dans le monde digital. Sous Photoshop, il y a un filtre Fluidité, qui permet de déformer, dilater et contracter certaines zones de l’image. Mais ce filtre n’a pas la même complexité que l’eau, dont j’ai voulu garder toutes les propriétés.”
La subversion des images est totale :“J’ai aussi cherché à intégrer à mes pièces la luminosité spécifique de l’écran rétro-éclairé : j’ai utilisé des paillettes et des filtres à lumière bleus.” Même si, en regardant de très près, il est possible d’apercevoir des petits grains de sable ou un occasionnel cheveu – voilà pour l’effet de réel.
Le visage : la plus grande élasticité visuelle
Alors que l’ensemble de son œuvre tourne autour du portrait comme pour en faire le tour et en épuiser les ressources, Rollin Leonard avance à cela une raison simple. “Le visage d’une personne est hautement flexible et élastique. De manière instinctive, nous avons tendance à voir des visages partout, même dans leur suggestion la plus minimale. C’est pourquoi l’image d’un visage est celle qu’il est possible de soumettre au plus de déformations, sans toutefois tomber dans l’abstraction. Le visage possède la plus grande élasticité visuelle.”
Et de souligner, dans la foulée, que tous les modèles dont il fait le portrait sont des amis ou collaborateurs proches, afin de garder une part d’empathie dans un processus qui consiste à soumettre les visages aux pires déformations. Même déconstruit, disséqué et tiraillé, il incombait de conserver la spécificité de chaque visage, son caractère unique – la couleur de l’iris ou la forme d’une oreille. Comme tout portrait, même les portraits de la veine “New Portraiture” se doivent d’offrir une restitution reconnaissable de leur modèle.
Faire l’inventaire du réel
Les formes de Rollin Leonard au fini léché et lustré, si elles rappellent l’esthétique digitale, ne diffèrent pourtant pas tant des images produites dans le cadre de l’anthropométrie, l’un des premiers emplois de la photographie naissante à la fin du XIXe siècle, qui visait alors à faire l’inventaire des particularités physiques d’un individu à des fins judiciaires (c’est le “système Bertillon”). C’est bien là l’une des caractéristiques des nouvelles formes de portrait qui prennent la photo pour médium : l’esthétique digitale est obtenue en faisant retour aux techniques directes des débuts historiques de la photographie, et charrie des réminiscences de photogrammes ou autres positifs directs. Il n’est plus question de représenter le réel tel qu’on le voit par la simulation, car c’est le réel lui-même qui vient s’imprimer sur le support.
Pour son expo Feature Description à la Galerie Edouard Manet ce printemps, l’artiste Artie Vierkant a pour sa part fait appel à la technique du scan 3D. Ainsi la série Bodyscan Object a-t-elle été obtenue à partir de la photogrammétrie d’une personne unique : 200 prises de vue HD, simultanées et à 360° ont été nécessaires pour recomposer point par point une image 3D. Cette image est ensuite redéployée en 2D. Puis, à partir de cette cartographie ultra détaillée du modèle, l’artiste extrait des fragments aux formes abstraites et organiques, qu’il imprime sur aluminium brossé. Comme chez Rollin Leonard, le résultat oscille entre un enregistrement du réel minutieux et sa déréalisation aux confins de l’abstraction, alors que des fragments de corps étrangement déformés se fondent avec les parmi les aplats moirés et les subtils dégradés colorés.
La valeur-visage et l’économie de l’attention
Ces dernières années, il a beaucoup été question, dans les sciences économiques, d’une économie de l’attention, une manière de mettre en avant l’attention des consommateurs comme une denrée rare sur des marchés où l’offre est abondante (et donc dévalorisée). La même observation vaut pour le champ des images. Alors que chacun est devenu producteur d’images, l’avalanche de contenu visuel entraîne un éparpillement de l’attention : on ne sait où donner du regard.
Or les fragments hyperréalistes d’éléments du visage chez Rollin Leonard comme chez Artie Vierkant semblent bien jouer ce rôle-là : celui de jouer sur une constante anthropologique qui nous fait reconnaître un visage à partir de quelques traits seulement. La selfie-mania est tout autant à corréler à cette valeur-visage insurpassable que les nouveaux genres du portrait. A ceci près que pour ces derniers, la reconnaissance est brouillée : une fois l’attention captée, le regard se porte sur la représentation et dépasse le sujet représenté. C’est là toute la différence entre l’auto-documentation et le portrait.
A voir : “New portraiture” de Rollin Leonard, du 28 mai au 22 juin à Xpo Gallery à Paris
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