A mi-chemin entre l’école d’art et le circuit institutionnel, le salon de Montrouge propose chaque printemps sa sélection des nouveaux talents de l’art contemporain. A l’occasion de cette 64e édition, les Inrocks mettent en avant plusieurs jeunes artistes. Aujourd’hui, Ioanna Neophytou, qui, avec ses vidéos, redonne parole et visages aux exclus de la visibilité.
Montrer l’envers du décor. Dans le champ de l’art contemporain, ce geste a un nom, et une tradition. Depuis les années 1980, la critique institutionnelle s’impose comme l’un des grands champs de recherche des artistes. L’époque s’impose alors comme l’ère du « tournant culturel » (« cultural turn » en VO), où l’art contemporain – l’aura et l’unicité de l’œuvre étant désormais un souvenir lointain – s’accoquine bon gré mal gré avec l’industrie du divertissement. Contre cette collusion inévitable, un certain nombres d’artistes se mettent alors à interroger le contexte même depuis lequel ils s’expriment.
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Le geste provient à la fois de l’impossibilité de s’extirper de la pâte culturelle gluante et addictive comme une sucrerie, tout en souhaitant néanmoins garder la possibilité d’un recul et d’une portée critique de l’art : puisque les artistes ne peuvent déboulonner les rouages de l’industrie du divertissement, au moins peuvent-ils prendre comme objet d’étude le contexte artistique lui-même. Dans les années 1990, l’intention devient une esthétique. Peu à peu, un vocabulaire naît. Les artistes adoptent une « esthétique administrative« , comme le constatera le critique Benjamin Buchloh, et se mettent à reproduire dans leurs œuvres les signes extérieurs du secteur tertiaire, autrement dit de l’enfer kafkaïen de l’administration : à leur tour, les œuvres de Sol LeWitt, Mel Bochner, Seth Siegelaub, Bernd et Hilla Becher, Hans Haacke ou encore Marcel Broodthaers, trient, classent et archivent à la manière d’un système bureaucratique.
Eclairer les angles morts de la société
Née en 1986, Ioanna Neophytou s’inscrit dans un autre paradigme encore. L’artiste d’origine chypriote, basée entre Athènes et Paris, commence à produire ses premières œuvres alors que le monde de l’art est secoué par une série de révélations. Celui-ci se révèle alors n’être pas seulement une froide industrie tertiaire comme une autre, mais également un système d’exploitation humain comme un autre. Peu à peu, les petits mains qui font tenir à bout de bras le système, les forces invisibles qui produisent, entretiennent et nettoient les expositions rutilantes financées par les plus grands groupes de luxe sortent de l’ombre. Le tournant social de l’art était certes inévitable mais il n’empêche, peu osent encore jeter l’éclairage sur un cocon auquel il est tentant de se raccrocher alors que le climat économique, politique et écologique se détériore.
Diplômée de l’Ecole des Beaux-Arts d’Athènes et de Paris VIII en Art Contemporain et Nouveaux Médias, actuellement doctorante en Arts Plastiques à l’Université d’Aix-Marseille, Ionna Neophytou a toujours poursuivi une composante sociologique dans son travail autour du labeur féminin (les tâches domestiques, qui malgré les évolutions technologiques restent sexuées avec la vidéo Commentaires sur la perception de la condition féminine – 2, 2013) ou encore de la biopolitique vue par le prisme des hôpitaux psychiatriques (avec l’installation L’histoire de la thérapeutique, 2010 ; ou la vidéo Les exécutions politiques durant la guerre civile 1944-1949 au quartier de Goudi, 2010)
Habitus de classe, détritus de classe
Au Salon de Montrouge, elle présente une installation vidéo intitulée Les Spectatrices Invisibles (2016). Initialement montrée dans le cadre d’une exposition organisée dans un hôtel (ROOMS 2016, organisée par la galerie Kappatos à l’hôtel St George Lycabettus à Athènes), l’artiste met en parallèle le labeur de deux femmes de ménage, l’une travaillant dans un hôtel et l’autre dans une institution culturelle. Sur deux écrans, le spectateur assiste aux menus gestes répétitifs de leur quotidien tout en écoutant leur dialogue autour de leurs expériences vécues sur leur lieu de travail. Avec beaucoup d’humour, l’une et l’autre dressent en creux un portrait des habitants ou visiteurs de passage de ces lieux, dont elles déconstruisent les habitudes et les habitus – au sens bourdieusien du terme.
Ainsi, l’inversion du regard opère insensiblement : ces deux femmes sont celles qui maîtrisent les codes, qui ne sont pas dupes du cirque dérisoire des clients de l’hôtel de luxe ou du menu peuple des vernissages. Ceux sont eux, désormais, qui nous apparaissent comme une série de pantins sans visages, animés par un souci extérieur des conventions et une littéralité convenue. L’humour, et la distance critique, appartient à ces femmes sans visage qui, toutes deux, retournent par les récits et les fictions qu’elles inventent leur assignation à l’invisibilité.
64e Salon de Montrouge, du 27 avril au 22 mai à Montrouge
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