A Zurich, une exposition remarquable célèbre Franz Gertsch. Peintre hyperréaliste, il déjoue les frontières entre figuratif et abstrait.
C’est de mon point de vue l’une des plus belles expos de l’été, mais aussi de l’automne, de l’hiver et du printemps. Organisée en quatre saisons et autant de salles, l’exposition répète d’une pièce à l’autre les mêmes motifs (un paysage de forêt, le portrait d’une jeune fille), les mêmes immenses formats, le même sens du détail hallucinant chez cette figure majeure de l’hyperréalisme. Mais le tout change de couleurs, de technique, en même temps que de climat. Et il y a un ravissement particulier à voir le rythme de la nature s’installer si aisément dans le paysage artificiel du musée et du white cube.
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Une première salle fait cependant office de générique : l’exposition s’ouvre avec une immense peinture, Gräser I (1995-1996), au format allongé, panoramique large mais offrant une vue rapprochée sur un foisonnement d’herbes hautes, qui semblent frémir sous l’effet du vent. Comme en pleine nature, mais aussi comme dans un film du réalisateur Terrence Malick, avec ces plans sublimes de La Ligne rouge, quand la caméra s’avance dans la jungle de Guadalcanal.
Tout près, deux autres tableaux continuent le motif de l’herbe : au format carré, nettement plus photographiques, ils sont comme des gros plans de l’image précédente, comme si l’artiste avait zoomé dans sa propre composition. Une manière d’inviter l’oeil à ne pas rester à la surface des choses, et à entrer dans le détail de l’oeuvre.
La promenade dans l’exposition-paysage sera donc une exploration de la peinture en soi. Pour preuve, Franz Gertsch a encore placé dans cette salle inaugurale deux immenses panneaux : non plus des peintures, mais des gravures sur bois, et leur échelle est démesurée par rapport à la technique ultra précise que nécessite la xylographie, dont Gertsch a réinventé le champ du possible. Du coup, l’hyperréalisme de l’image se brouille quelque peu, et de près, on ne voit plus que la myriade de petits points blancs qui viennent piquer la toile : on sera toujours ainsi à michemin entre l’image et le réel, entre culture et nature.
Pourtant, vous savez, je ne suis pas très « nature ». Peu enclin (hélas) à la contemplation des formes du monde. Je ne suis pas critique d’art des fleurs, des montagnes, des forêts ou des fonds marins. Que ce soit sur Thalassa ou en vrai, la nature m’ennuie vite. Bref, en reconsidérant l’oeuvre majeure de Franz Gertsch, né en 1930 et âgé aujourd’hui de 81 ans, tout me pousserait plutôt vers sa première période, nettement marquée par la pop culture : dans les années 70, Gertsch transfère sur la toile des photos de famille, des portraits de ses amis artistes, et il entreprend même un cycle de toiles sur l’icône rock Patti Smith, qu’il est allé rencontrer et photographier à Cologne en 1977. Une de ses toiles les plus troublantes, quoique d’un naturel désarmant, exposée régulièrement au Mamco de Genève, montre la fille de l’artiste, âgée seulement de 5 ou 6 ans, allongée nue sur un sofa telle l’Olympia de Manet (Hanne Lore, 1970).
Mais en quittant la ville pour s’installer, dès 1976, dans une ferme du Valais suisse, à Rüschegg, Gertsch a progressivement abandonné cette imagerie pop pour gagner en intemporalité, pour s’absorber dans le spectacle de la nature environnante, et se concentrer notamment sur deux genres : le paysage et le portrait. Ils sont d’ailleurs face à face dans l’exposition Saisons du Kunsthaus de Zurich : d’un côté, c’est un coin de forêt qu’il reproduit, en projetant sur la toile l’image-diapo d’une photo prise par lui. Mais à force de technique, l’artiste, qui travaille parfois pendant plus d’un an sur une seule peinture, a appris à se passer de la diapo et peint avec un réalisme détonnant des images-souvenirs.
Ici, en passant de l’automne à l’hiver, du printemps à l’été, tout varie : la chromie, la composition, et c’est à nouveau tout le jeu de la peinture qui se donne à voir, faisant éclater les catégories trop bien établies du figuratif et de l’abstrait. Face à ces vues naturelles, les immenses portraits de jeunes filles aux visages ovales et aux traits Renaissance – Johanna I, puis Silvia I, II et III – flottent dans l’espace comme des allégories sans message. Sur fond bleu ciel au printemps, ou sombre en hiver, ces « portraits-paysages », selon le mot de l’artiste, donnent le climat intérieur de chaque salle. Il y règne quelque chose de métaphysique. Les saisons sont des états d’âme.
Jean-Max Colard
Saisons Kunsthaus, Heimplatz 1, à Zurich, jusqu’au 18 septembre, www.kunsthaus.ch
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