On l’a fréquemment dit artiste de l’explosion, mais cela serait réduire sa portée existentielle. Le Suisse Roman Signer, tenant d’une sculpture-action, continue de pousser dans ses retranchements la définition de son médium. Et démontre que la simplicité des moyens est parfois inversement proportionnelle à ses effets.
L’extrême simplicité des sculptures de Roman Signer laisse d’emblée présager de leur gravité. Comment, en effet, faire œuvre, depuis plus de quarante années, de la rencontre entre les éléments (eau, air, feu) et les objets d’usage le plus banal (parapluie, ventilateur, bottes de pluie, kayak) ? En soi, il n’y a là rien de plus que l’orchestration d’un aléatoire. Un accident, à peine aidé, ou un micro-événement, tel que déclenché par une action fortuite.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Alors, cela sera, au sol, le négatif d’un gant enduit de peinture blanche, dont l’empreinte atteste en soi du fracas (Hand, 2021). Un camion-remorque, affublé d’un parapluie ne demandant qu’à s’ouvrir au démarrage et, probablement, se rompre (Piaggio mit Schirm, 2022). Ou encore, monté sur une paire de skis, un caisson en bois flanqué de deux bâtons de dynamite, prolongés d’une queue de suie (Ski mit Raketen, 2020).
Ces trois œuvres récentes de l’artiste suisse né en 1938 sont parmi celles qui introduisent la rétrospective que lui consacre le Frac Franche-Comté. Autant de déclinaisons d’une œuvre tenue sur un fil : un dépouillement matériel, par des objets d’usage manufacturés, servi par une condensation temporelle, où tout prépare ou commémore l’acmé. Car quelque chose doit se rompre, choir ou bien exploser. Échouer à rester suspendu ou batailler pour s’élever.
Des sculptures-action à l’effet inversement proportionnel aux moyens
À la base de toutes les sculptures de l’artiste se trouve le protocole mis en place, ou plutôt tenté, par Roman Signer : celui-ci, on ne le verra pas. L’action, la mise en branle du dispositif, n’appartient pas au registre du performatif, pour lui encore trop théâtral. Tout au plus à celui de l’“attitude”, pour reprendre l’illustre titre de l’exposition organisée par Harald Szeemann à la Kunsthalle de Berne en 1969, When attitudes becomes form [Lorsque les attitudes deviennent formes], que l’artiste verra et qui le marquera.
Dans les salles de Tombé du ciel, le titre de son exposition, les sculptures-attitudes ou sculptures-actions se déclinent selon plusieurs modalités : il y a celles déjà activées, les autres en attente ou encore la documentation vidéo de l’activation. À l’étage, le premier ensemble d’œuvres est également l’un des plus narratifs et spectaculaires. Et ici, quelque chose pourrait, potentiellement, faire art : du moins y a-t-il de la peinture.
Reste encore à voir laquelle : Vier Farb-Korridore (Smart) (1998), soit “Quatre couloirs de peinture (Smart)”, présente aux murs une empreinte projetée de peinture, rouge, jaune, blanche ou noire, venue violemment jaillir contre un panneau et retenir en creux le passage de la voiture. La vidéo qui en atteste est éruptive, abrasive, ne masque rien du péril d’une opération oblitérant la vue du conducteur embarqué.
Rire de la finitude et s’émerveiller de la gravité
Explosif ici, le procédé de l’artiste est celui d’une mise en péril perpétuelle. Cela concerne parfois les vivants, la plupart du temps les objets eux-mêmes, qui suffisentà attester de la portée des pièces. Certes, parce qu’il y a chute ou potentiellement blessure, la première réaction, spontanée, chevillée au corps, sera parfois le rire.
Celui-ci, néanmoins, est davantage un rictus, un réflexe : de la mécanique plaquée sur du vivant, selon l’expression du philosophe Henri Bergson dans l’essai qu’il consacre au rire en 1924. Car il n’y a pas de comique, ni de farcesque, rappellera tout au long de sa carrière Roman Signer. Sa gravité, au sens de la gravitas, mais aussi de l’attraction gravitationnelle, s’y situe : il en va de la condition humaine, ici réaffirmée comme force vive, intensifiée par sa mise en péril même.
Ainsi, au fil d’interviews ou dans le court traité, merveille de concision acérée, qu’il publiera sous le titre Roman Signer par lui-même (2018), celui-ci rappellera une enfance marquée par la guerre : non pas vécue directement, mais comme menace insidieuse. Il évoque un pont : “Il avait été truffé d’explosifs. Il était là, comme une panthère prête à bondir à n’importe quel moment.”
L’artiste, le chorégraphe des énergies éruptives
Le pont sur la Sitter de son Appezell natale n’explosera pas. Pour lui, il restera perçu comme une source de jeux. Prémices d’une enfance passée fascinée par ce qui explose, gronde, tonne. De la manifestation de forces contraires, des énergies antagonistes, il chorégraphiera, adulte, mais pas forcément artiste, les manifestations, à toutes les échelles.
Le devenir-artiste de Roman Signer mettra du temps. Passé par les Beaux-Arts en Pologne dans le climat austère du début des années 1970, il enchaînera un temps les petits boulots. Et s’il expose au Palais de Tokyo ou au Centre Pompidou en France, s’il représente la Suisse à la Biennale de Venise en 1999, il doit d’abord attendre de s’approcher de la cinquantaine avant d’en vivre.
En 1987, sa participation à la dOCUMENTA de Kassel lui apporte le succès, par un geste d’une monumentalité tout aussi ténue. Dans le ciel, devant le musée du Fridericianum, il fait projeter une pluie de feuilles de papier. Vierges, blanches. Entre manifestation dénuée de revendication et pure démonstration énergétique. Propulsées par une machinerie infernale, mais perçues comme tombées du ciel.
Provoquer plutôt que représenter les affects
Aujourd’hui, le travail de l’artiste se perçoit comme celui d’un obsessionnel, creusant encore et déclinant de plus belle un précepte simple, humain, mais dont la charge existentielle profonde tendrait à être masquée sous les couches superposées des menus bavardages que chacun s’invente pour tenter de ne pas regarder en face cette humanité-là : risible et terrible, légère et mortifère.
Son absence de représentation, de figuration ou de message sonne comme une injonction à contempler en face une finitude qui s’annonce en un éclat de rire pour exploser à la figure de toute rationalisation. Et réaffirme la capacité de l’art, ou peut-être plutôt de l’invention délestée de ses enrobages conceptuels alambiqués, à évoquer une palette d’affects abrasifs en usant des moyens les plus restreints.
Roman Signer. Tombé du ciel, jusqu’au 25 septembre au Frac Franche-Comté à Besançon.
{"type":"Banniere-Basse"}