A l’Institut des cultures d’islam, dans le quartier de la Goutte-d’Or à Paris, l’exposition collective Rock the Kasbah explore énergiquement les vertus subversives et apaisantes de la musique sur les travaux d’artistes inspirés.
Etablissement culturel de la ville de Paris, présidée par Bariza Khiari et dirigée par Stéphanie Chazalon, l’Institut des cultures d’islam, installé depuis 2006 au cœur de la Goutte-d’Or, porte un projet à la fois original et encore mal identifié dans le paysage culturel parisien. Lieu de diffusion des pratiques culturelles contemporaines (arts visuels, arts vivants, littérature…) en lien avec le monde musulman, cet Institut déploie une programmation audacieuse, en phase avec l’actualité de la création artistique plutôt qu’avec la ferveur cléricale. La nouvelle exposition, conçue par Bérénice Saliou, Rock the Kasbah, en apporte une illustration solide et excitante.
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Hiwa K
Lorsqu’on entre dans le bâtiment rue Stephenson qui abrite aussi une mosquée, l’atmosphère spirituelle qui s’en dégage se brouille aussitôt dans la présence d’œuvres artistiques charnelles et surprenantes. La spiritualité ouvre d’autres voies que celle de la prière ; elle se déploie aussi dans la contemplation de l’art. Comme un écart, à la fois réfléchi, esthétique et stimulant, avec le monde de la foi, et une ouverture à une autre forme d’extase, que promet notamment la musique ou la danse. Le clin d’œil fait à la fameuse chanson de The Clash, Rock the casbah, écrite en 1982 (reprise en 2004 par le chanteur franco-algérien Rachid Tahah), qui rebondissait sur l’interdiction prononcée par l’Ayatollah Khomeini d’écouter du rock en Iran, n’est pas totalement gratuit ; il rappelle combien, dans le paysage artistique contemporain, les effets de la musique et du son sur les corps et les esprits agitent le regard des artistes plasticiens eux-mêmes. Comme l’explique la commissaire Bérénice Saliou, “l’exposition met en perspective les pratiques de diffusion sonore dans l’espace public, omniprésentes dans le monde musulman, et la façon dont elles influencent les comportements individuels et collectifs“.
Magdi Mostafa
L’artiste irakien Hiwa K filme sa marche dans les rues agitées de Souleimaniye au Kurdistan irakien, en train de jouer de l’harmonica, comme une manière, par la musique, de protester contre la répression d’un soulèvement populaire. Le son modeste et timide d’un harmonica ne peut rien face au fracas de la violence politique ; mais cette guerre asymétrique, en termes de ressources, dit combien la résistance s’opère aussi à travers des voies biaisées, dont la pauvreté est la grandeur même, fût-elle désespérée. La résistance au politique par le bruit : l’immense artiste Christian Barclay s’y prête lui aussi à travers son film, puissant et vibrant, qui suit un pick-up traînant derrière lui une guitare électrique, dans la campagne aride du Texas, ce lieu même où un jeune homme africain-américain James Byrd Jf fut lui-même traîné et accroché à un camion conduit par un forcené raciste. Dans la poussière, la guitare vibre au gré de la vitesse de la camionnette en furie, comme un écho à la violence raciste. La musique est un cri qui vient de l’extérieur d’un paysage, un son disharmonieux contenant la colère, la honte et l’amertume.
De son côté, l’artiste indonésien Jompet Kuswidananto expose des musiciens fantômes, sans jambes, le visage voilé, flottant dans l’espace parmi des tambours et des guitares électriques. Mystérieuse, son installation évoque une parade remplie de spectres, où la musique semble surgir en douce, à travers ses signes identifiants, pour résister à un ordre politique menaçant.
A cette façon d’envisager la musique comme une force subversive et comme l’indice d’un soulèvement, d’autres artistes l’approchent de manière plus douce et amicale. Pour Angelica Mesiti, la musique et la danse produisent un effet quasi hypnotique sur quatre femmes filmées au ralenti, et dont les visages extatiques et la danse des cheveux aérienne dit en silence qu’elle est aussi apaisante qu’excitante. Douce extase. Pour Magdi Mostafa, la musique évoque les souvenirs intimes de son enfance au Caire, dans des quartiers populaires, où au son des prêches se mêlent les vrombissements des machines à laver. Entre l’appel à la pureté de l’âme et la promesse du grand blanc, l’imaginaire de l’artiste oscille entre des territoires sonores dispersés, soudainement orchestrés en fusion par ce geste reliant le sacré et le profane, le spirituel et l’organique. La promesse du grand blanc : Michael Jackson y fut sensible, comme le rappelle dans une vidéo étonnante l’artiste Adel Abidin, né à Bagdad, qui réanime la star dans une fausse et hallucinante interview télé. Une pièce majeure de l’exposition, comme cette autre vidéo où Adel Abidin filme des musiciens assis les uns à côté des autres, en ligne, tapant sur des pains comme ils taperaient sur leurs darboukas. Une autre forme de transe, sensuelle, où la musique devient une nourriture terrestre.
Philippe Chancel
La photographie occupe aussi une place de choix dans l’exposition, avec le magnifique travail de Philippe Chancel réalisé dans les années 1980 auprès de la jeunesse rock et black-blanc-beur du quartier de République ; ses images consignent le quotidien de deux bandes rivales, les Del Vikings, en référence au premier groupe de rock mêlant blancs et noirs, et les Panthers, en référence aux Black Panthers ; venus des Antilles, du Maghreb et d’Afrique, ils se retrouvaient sur le quai du métro République. Les deux bandes s’affrontèrent un soir dans une bataille acharnée restée mythique dans l’histoire de la nuit parisienne.
Quant à Katia Kameli, elle est partie sur les traces du raï, dans les quartiers de Barbès et d’Oran, où les bars spécialisés ont depuis fermé leurs portes. Un très beau travail ethnographique qui rappelle la force de cette musique dans les années 1980-1990 dans les quartiers populaires. Une ambiance que réactive aussi, au terme du parcours, la designer Sara Ouhaddou qui a transformé le restaurant de l’Institut en café typique de la Goutte-d’Or des années 1970, avec son papier peint dans son jus, son scopitone et ses stars d’alors, Idir, Vigon, Mohamed Mazouni, Slimane Azem…. Autant que la chanson des Clash galvanisa au début des années 1980 ses fans, l’exposition Rock The Kasbah dévoile comment le rock, ses fétiches et ses rituels, galvanise encore et toujours les artistes qui y puisent l’énergie vitale qui manque au monde, lorsqu’il est silencieux.
Rock the Kasbah, jusqu’au 30 juillet. Institut des cultures d’islam, 56 rue Stéphenson, Paris 18ème
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