Datées 2016-2017, les images de l’Allemand évoquent un temps qui semble aujourd’hui lointain. Le temps d’une jeunesse ukrainienne, puisant l’énergie des clubs et des raves pour échapper aux freins de l’Histoire.
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Ce sont des photos que le temps a rattrapées, issues d’un livre sorti il y a six mois. L’actualité, la vraie, l’événement, ce réel qui ne se programme pas, nous a ramené·es devant Maskirovka, une série de Tobias Zielony prise à Kiev, en 2016-2017. En octobre dernier, les éditions Spector Books la publiaient au sein d’un coffret, The Fall, rassemblant en six livres vingt ans d’un regard porté par Tobias Zielony (né en 1973, en Allemagne) sur la jeunesse et les scènes underground.
Ce que l’on voit dans Maskirovka est à peine perceptible en 2022, même pour qui est à la pointe de la culture club la plus inclusive, safe, expérimentale, la plus poussée quant à l’avènement surpuissant d’une culture queer dans son acception la plus large – un assemblage de transformations et d’invention des possibles, un refus d’assignations trop évidentes et une joie à jouer avec les codes.
Celles et ceux qui, avant même le mois de février, pensaient qu’un·e Ukrainien·ne n’est qu’un corps destiné à être malmené par le pouvoir russe ; celles et ceux pour qui la seule évocation d’Odessa, du Donbass, de Tchernobyl ne charrie que des clichés charbonneux et affligés, comme provenant d’un film d’Eisenstein, de Tarkovski ou de Loznitsa, n’en croiront pas leurs yeux devant les images de Tobias Zielony. Celles et ceux qui savaient déjà n’oseront pas les regarder avant quelque temps : elles ont perdu leur lien avec l’Histoire.
L’expression d’un monde qui éclôt
L’histoire, la petite, profitons de la raconter un peu ici : à Kiev, en 2017, il y a un club, le Closer, et des raves sauvages ou semi-organisées, souvent par le collectif Cxema. Il en fut ainsi jusqu’aux débuts du Covid. Ce club, ces raves étaient des espaces politiques.
Ce n’est pas nouveau : les plus âgé·es se souviendront d’un concert de Sonic Youth à Kiev, en 1989, qui a fait beaucoup parler de lui, comme un détonateur. Le groupe avait laissé la jeunesse de l’Est ahurie devant sa déferlante de rage libérée ; la perestroïka cessait d’être seulement un mot.
Kiev était devenue l’une des dix centrales électriques de la jeunesse qui vient
Depuis, l’Ukraine dépassait n’importe quel pays en termes de vitesse, et Kiev était devenue l’une des dix villes qui comptent dans sa manière d’insuffler au monde une énergie inédite et intelligente, l’une des dix centrales électriques de la jeunesse qui vient. Mais les témoins des années 1990 sont formels : entre 1994 et 1996, en matière de raves, les club kids ukrainien·nes avaient déjà rattrapé ce retard qu’avaient fait peser les engelures d’un bloc de l’Est longtemps coupé du monde.
Un axe se dessinait avec Berlin, porté haut dès 1997 par une station de radio baptisée – non sans humour noir – Radioactivity. Il y a fort à parier que ce n’était pas qu’une référence à Kraftwerk, mais déjà l’expression d’un monde qui éclôt, bien qu’entouré d’un danger nommé Tchernobyl. Ce qui doit changer beaucoup de choses.
Corps arrosés de lumière verte
En 2007, le Xlib Club s’est, lui, ouvert dans un ancien abri antiaérien construit par les Soviétiques. Le genre de détail que l’on ne peut prendre en compte aujourd’hui sans éprouver une sorte de sentiment étrange, quelque part entre l’ironie et l’envie de fondre en larmes.
Bizarrement, le Xlib Club a fermé sa grande porte tout en fer russe aux premiers jours des affrontements de la place Maïdan, qui virent, entre novembre 2013 et février 2014, la jeunesse ukrainienne se soulever contre le président Ianoukovitch, cette marionnette de Moscou.
Regardez-les ces filles au crâne rasé, ces garçons en transition, ces ravers à qui la boue et le froid ne font pas peur
L’après-Maïdan a signé la fin des gros clubs commerciaux et la naissance d’une scène plus communautaire, marquée par un sens très fort de l’unité. Celle des photos de Tobias Zielony. Regardez-les à nouveau ces filles au crâne rasé, ces garçons en transition, ces ravers à qui la boue et le froid ne font pas peur, ces corps arrosés de lumière verte et animés d’élans kinky, qui portent en elles et eux tout ce qu’on attend du XXIe siècle. Et essayez, ne serait-ce qu’une seconde, de les raccrocher aux images insoutenables qui nous viennent de Marioupol, de Boutcha, de Borodianka, et qui témoignent d’une horreur génocidaire rappelant les pires moments du XXe siècle. Non, les temps ne se raccordent plus.
The Fall (vol.2) – Maskirovka/Golden de Tobias Zielony, avec un texte de Dora Koderhold (Spector Books), en anglais et allemand, en édition simple (128 p., 12 €) ou en coffret six livres (58 €). Commande en ligne.
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