A Bâle, la Fondation Beyeler consacre une grande rétrospective à l’œuvre de Rudolf Stingel. Ou comment faire renouer la peinture avec ses racines jouissives, glamour et participatives. Un coup de maître.
Rudolf Stingel peint depuis un monde d’où la peinture aurait disparu. Il faut alors s’imaginer, en préambule, un scénario post-apocalyptique. Les musées ? Réduits en poussière. La mémoire de leur contenu ? Idem, radiée. Et tant qu’on y est, tout se passe également comme si les grottes pariétales, les traces de l’origine peinte de l’humanité, n’auraient, elles non plus, jamais existé. A partir de cet exercice de pensée, de mise en suspension absolue de toute tradition picturale, on peut alors commencer à appréhender le système mis en place par Rudolf Stingel.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
L’artiste, actuellement à l’honneur à la Fondation Beyeler de Bâle avec la rétrospective la plus importante de trois décennies de carrière, semble en effet reprendre à zéro la pratique d’un médium dont on dit souvent qu’il est impossible à regarder (et encore moins pratiquer) sans tenir compte des strates de son histoire. Peindre serait prendre position. Prolonger ou déconstruire. Se situer par rapport aux questions de représentation, d’authenticité, de reproduction, de style, de sens, de hiérarchie et de contexte. Rudolf Stingel intègre toutes ces questions, sauf qu’il les recontextualise au sein d’une construction picturale qui lui est propre.
Do-it-yourself
Né en 1956 dans les Alpes italiennes et habitant à New York depuis la fin des années 1980, l’un des tout premiers gestes de Rudolf Stingel consiste à publier un manuel do-it-yourself. Le petit opus à couverture orange voit le jour à l’occasion de la Biennale de Venise en 1989. A l’intérieur se trouve une série d’instructions détaillées en anglais, italien, allemand, français, espagnol et japonais agrémentées de photographies noir et blanc. Celles-ci décrivent le processus permettant de réaliser soi-même une peinture abstraite à la Rudolf Stingel.
La première salle de la rétrospective de l’artiste s’ouvre sur deux œuvres datant de 2019. Toutes deux reproduisent en grisaille deux des photographies du livre, dont l’artiste avait, à l’époque, passé commande. Une première toile de petit format montre un plan sur deux mains en train de vider un tube de peinture dans un contenant en plastique. Une seconde occupe tout un mur et illustre l’une des dernières opérations du processus, à savoir la projection à l’aérographe de la peinture sur la toile qui aura au préalable accueilli plusieurs autres opérations – enduite de peinture à l’huile, recouverte de tulle, l’aérographe y projette une ultime couche de peinture argentée. En contrepoint, une toile est recouverte d’une structure grillagée blanche venant se surimposer à un fond argenté. Celle-ci, datant de 2008, semble alors illustrer à son tour le processus détaillé par les œuvres avoisinantes.
Drôle de trame
Simultanément, elle introduit une autre composante essentielle à son système : le motif. Traité en all-over, le grillage, dont on reconnaît distinctement les torsades, devient trame. Le sujet ne se détache plus du fond, et les plans se confondent. La toile ne montre rien, rien d’autre que son propre processus de fabrication, tout en incitant à se laisser aller au plaisir paisible que l’on éprouve à la vue d’un motif précis et régulier. Un plaisir purement optique, alors que les conventions picturales ont tôt fait de jeter l’anathème à toute velléité décorative.
Rudolf Stingel embrasse pleinement le décoratif, au sens le plus domestique du terme : dès l’entrée, un mur entier est recouvert d’un tapis orange. Sur celui-ci, les visiteurs ont déjà laissé leurs graffitis éphémères inscrivant au doigt leurs initiales, des cœurs, ou en y appliquant la paume de leur main. L’œuvre en rejoue une autre, iconique.
Carpet diem
En 1991, pour sa première exposition en galerie à la Daniel Newburg gallery de New York, l’artiste avait comme seul geste installé un tapis orange au sol. Le tapis, à motifs persans cette fois, est également un trope récurrent. Il se retrouve ornant les murs de deux salles accueillant un portrait photoréaliste de l’artiste en grisaille réalisé d’après une photographie de jeunesse, ou encore transposé à l’huile et à l’émail dans un processus multi-couches potentiellement superposable à des motifs photo-réalistes – portraits ou paysages.
A la Fondation Beyeler, l’exposition ne procède pas par chronologie mais par constellations, comme l’exige le système clos que délimite la production de l’artiste. Ainsi, on ne trouvera pas, chez Rudolf Stingel, quelque référence que ce soit à l’histoire de l’art ou de la peinture. Tout au plus une reproduction photo-réaliste d’une image ou photographie préexistante dont le sujet peut se trouver un acteur du monde de l’art – rien de plus qu’un être humain qui lui est proche, lui-même, sa galeriste, ou un ami artiste.
Si Rudolf Stingel peint sur les bases d’une hypothétique disparition de l’histoire du médium peint, c’est en ce sens. Son système est ancré dans un espace-temps qui commence et finit avec lui. Sur les cendres fumantes du monde post-peinture, il fait germer les graines d’un univers englobant à la fois l’abstraction et la figuration, l’autoportrait et l’image, l’illusion et la chose même, la planéité et le volume, la reproduction et le décoratif.
Avec humour et glamour, Rudolf Stingel rend la peinture accessible à tous en embrassant la posture de l’artiste-traducteur, simple paire de mains exécutant comme sur les illustrations de son livre Mode d’emploi des opérations n’exigeant aucune virtuosité. Le geste est radical, tout en élisant, et c’est suffisamment rare pour le souligner, la jubilation de la production contre le ressassement critique.
Rudolf Stingel, jusqu’au 6 octobre, Fondation Beyeler, Bâle
{"type":"Banniere-Basse"}