A travers une rétrospective, le LaM de Villeneuve-d’Ascq expose les toiles puissantes de Luc Tuymans. Une œuvre picturale hantée par les images du présent et un rapport troublé à la mémoire.
Bien que Luc Tuymans soit considéré, depuis les années 1990, comme l’un des peintres les plus influents de l’époque, il a fallu un scandale et des gros titres dans les journaux pour que l’on se plonge vraiment dans son œuvre. Nous sommes en janvier 2015, et le Belge vient de perdre le procès qui l’opposait à une photographe de presse. L’objet de la discorde ? La reproduction en peinture d’un cliché de l’homme politique Jean-Marie Dedecker pris en 2010, un soir de défaite électorale.
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Tout en gardant le cadrage et la composition, Tuymans passe le portrait au filtre de sa gamme chromatique légèrement délavée, mauve et vert-de-gris. D’un instant saisi sur le vif, il fera l’allégorie contemporaine d’“un homme politique belge” – c’est la traduction du titre du tableau. Plagiat, tranchera la justice.
Une rétrospective où cinq salles déplient toute la richesse d’une œuvre
Aussi déplorable et inadaptée à l’écosystème médiatique que soit cette décision, on peut aussi décider d’y voir un beau pied de nez à ceux qui avaient d’ores et déjà enterré la peinture. En voici un, de peintre, qui a su replacer un médium vieux comme l’art au sein de la bataille pour les images du contemporain. Il faut donc saluer l’heureuse initiative du LaM de Villeneuve-d’Ascq de lui consacrer une rétrospective où cinq salles déplient toute la richesse de son œuvre, depuis le début de sa carrière, en 1975, jusqu’à nos jours.
“Le parcours se lit comme une mise en scène du regard”, commente Marc Donnadieu, commissaire de l’exposition. Car chez Tuymans, le réel ne se livre jamais sans filtre. A bientôt 60 ans, l’artiste se plaît à rappeler qu’il n’est pas uniquement l’enfant d’une tradition picturale – englobant aussi bien Jan van Eyck que Le Greco –, mais aussi de la télévision. “J’ai grandi avec elle. C’est-à-dire que j’ai grandi beaucoup plus avec les images qu’avec l’expérience”, déclara-t-il, en juillet 2002, à la revue Artpress.
Des archives de la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux photos de presse
La voilà, sa matière : les images qui circulent déjà, depuis les documents d’archives de la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux photos de presse, en passant par les photos qu’il prend lui-même, d’abord avec un Polaroïd puis avec un iPhone.
“Luc Tuymans a jusqu’ici toujours refusé de montrer comment il travaille, c’est-à-dire la manière dont les images circulent chez lui d’un médium à un autre, raconte le commissaire. Il peut ainsi très bien traiter une même image en peinture, en gravure et en photographie. Mais son procès l’a bouleversé, et le moment semblait enfin venu de lever le voile.” Au LaM, s’orchestre alors un jeu d’échos entre les sujets et les images-sources qui se répondent d’un espace à l’autre.
“Les images contemporaines ont trop de détails”
Pourquoi redoubler l’image par l’image – si ce n’est pour le plaisir de filer des sueurs froides à Platon ? Quel supplément d’âme la peinture est-elle en mesure d’apporter ? “L’exercice de traduction se double d’un geste plus affirmé. L’artiste considère que les images contemporaines ont trop de détails et que cette profusion nous empêche d’aller au contenu. Il travaille donc par effacement, escamotant ou floutant certaines parties de l’original”, précise le commissaire.
Et ça marche. A voir les silhouettes de dos déambuler dans la neige de Wandeling (ci-contre), on pense d’abord aux Chasseurs dans la neige de Brueghel l’Ancien. Rien dans la représentation hors du temps de ce moment de promenade ne permet d’identifier la scène sur laquelle se base cette petite huile sur toile de 1989. Pourtant, dès lors que l’on nous précise qu’elle se fonde sur une photo d’archives de dignitaires nazis, on croit les entendre décider de la construction des camps.
Le regard a une mémoire indépendante qui dépasse son objet. En retard sur un monde où tout accélère, toujours plus conceptuelle que ce qu’elle entend représenter, la peinture possède un immense avantage : elle est hantée par la “revenance” des images. Ce qui n’empêche pas, démontre avec brio Luc Tuymans, de peindre (avec) son temps. Et, comme les zombies, de revenir de temps en temps embêter vivants et photographes.
Luc Tuymans – Prémonitions jusqu’au 8 janvier au LaM, Villeneuve-d’Ascq
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