Le Jeu de Paume-Château de Tours consacre une saisissante exposition à André Kertész, photographe majeur du XXe siècle. Son approche réaliste et ses expérientations techniques feront de l’artiste hongrois un témoin actif de l’avant-garde européenne.
Combien sont-ils de soldats marchant en file indienne ? Une centaine ? Un millier ? Très vite, notre œil perd le compte, tandis qu’au loin prend forme, d’un bloc, une courbe continue, indénombrable d’hommes.
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Quelque chose pourtant dans la composition de Marche forcée vers le front, entre Lonié et Mitulen (1915) interpelle : rien ne semble déborder et, petit à petit, notre œil s’habitue à la présence unique de militaires sur les terres de Pologne.
Ce cliché est l’un des premiers donnés à voir aux visiteurs de l’exposition consacrée à André Kertész au Jeu de Paume-Château de Tours et très justement titrée L’équilibriste. “Kertész avait cette formule qu’il employait souvent, à propos de ses recadrages : ‘un millimètre change tout’, rappelle Matthieu Rivallin, l’un des commissaires de cette rétrospective. “On retrouve dans son travail cette notion de l’équilibre, cette recherche du point juste.”
De la Hongrie à Paris et New York
Né à la fin du XIXe siècle, autodidacte, fils d’un libraire et d’une propriétaire d’un salon de thé, Kertész se lance très tôt dans la photographie, en 1912, alors qu’il n’a que 18 ans. “J’ai photographié, raconte Kertész, des choses qui m’entouraient – choses humaines, animaux, ma maison, les ombres, des paysans, la vie autour de moi. J’ai toujours photographié ce que le moment me révélait.”
Gravement blessé au front en 1915, il va pouvoir se dédier exclusivement à son art, d’abord en Hongrie, puis à Paris, dès 1925, où il fréquente la diaspora hongroise – dont son ami Brassaï faisait partie – et enfin New York, avant d’obtenir la nationalité américaine en 1944.
En 2010 déjà, le Jeu de Paume à Paris avait consacré une exposition au photographe hongrois qui s’inscrivait autour de ses contributions avec différents magazines de mode. Avec cette nouvelle rétrospective, les commissaires Pia Viewing et Matthieu Rivallin ont choisi de s’intéresser à ses ouvrages – il en produira dix-neuf en tout.
Pour le nouveau directeur du musée du Jeu de Paume, Quentin Bajac, “le livre est un vecteur majeur de son travail, il était très malheureux dans la presse”. Brassaï expliquait à propos de lui : “Attaché au magazine House & Garden, il photographia pendant des années avec conscience et toute sa maîtrise professionnelle les riches intérieurs et les objets que publie cette revue luxueuse. Mais ce faisant, le vrai Kertész ne se trouvait plus et finit peut-être par ne plus se chercher.”
Traquer les “images déviantes”
Parmi ses ouvrages les plus célèbres, se démarque la série Déformations, renommée Distorsions en 1976 au moment de sa sortie à New York et à Paris, dont une émouvante maquette originale est exposée au rez-de-chaussée du Château de Tours.
A l’aide de miroirs déformants, il photographie ces corps qui apparaissent alors “filiformes ou au contraire gonflés tel un bibendum” où “la tête minuscule est absurdement fixée sur un corps gigantesque”, décrit le photographe, critique et historien d’art Yannick Vigouroux.
Grâce à la scénographie, à la fois chronologique mais aussi thématique, on comprend que Kertész a très vite éprouvé une fascination pour les formes produites par la diffraction de la lumière. Pour preuve, l’emblématique Nageur sous l’eau (1917), dont l’apparence de ce corps masculin longiligne, au fond d’une piscine de Budapest, est altérée par l’ondulation des vagues sous le soleil.
Pour Kertész, ce cliché est préfigurateur des expérimentations qu’il mènera autour de la déformation du sujet. Dans la matière réfléchissante et les courbes des objets, le photographe n’aura de cesse de traquer les “images déviantes”, expression utilisée par l’historien de la photographie Michel Frizot, à qui l’on doit la première rétrospective de 2010.
A l’étage, largement consacré à sa période new-yorkaise, on s’attardera sur La Martinique, 1er janvier 1972, l’une de ses dernières photos. Derrière une vitre dépolie, on scrute une silhouette non identifiable et mélancolique, avec l’océan en second plan.
“Une bonne photographie transmettra quelque chose non seulement à l’œil, mais aussi à l’intérieur, expliquait André Kertész. Les yeux ne sont jamais suffisants. Les yeux sont toujours entre l’image et l’âme.”
L’équilibriste, André Kertész : 1912-1982 Jusqu’au 27 octobre, Jeu de Paume-Château de Tours
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