Cette année, aux Rencontres de la photographie d’Arles, l’émotion ne naît pas de l’inédit – plutôt du tissage entre photo et cinéma, union libre et féconde, ainsi que de l’exposition sur la Casa Susanna.
Quel premier bilan tirer de l’édition en cours des Rencontres d’Arles qui ne soit pas seulement comptable (fréquentation exceptionnelle, dit-on) ? Sachant que la vocation ici n’est pas de projeter le futur de la photographie mais d’entrecroiser artistes consacré·es et thématiques plus inattendues. C’est là que la rencontre se fait.
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Mais cette année, pour qui collectionne les livres de photos, il faut creuser large pour trouver un corpus qui n’ait pas déjà été diffusé tout au long de la décennie passée (personnellement, cette indispensable sensation de première fois est venue devant des images des Gitans des Saintes-Maries-de-la-Mer, dans les années 1930, d’une beauté pouvant rappeler certaines séquences du Toni de Jean Renoir). Le reste renvoie à un jeu : voir accroché à un mur, dans des tirages impeccables, ce que nous connaissons sur papier.
Images en mouvement
Parfois, il ne s’y passe pas beaucoup plus, finalement : Saul Leiter, par exemple, ne nous a pas surpris. On pensait que la puissance de ses grands tirages couleurs des années 1950 allait nous terrasser, mais l’épiphanie a eu lieu ailleurs : sur ses nus intimistes, noir et blanc, petits formats, que l’on croyait davantage réservés au livre et qui, exposés sur une cimaise, nous ont précipité en eux. Regarder ses peintures, en revanche, ne nous a rien appris, pour rester poli.
Si d’expo en expo, des dialogues secrets se tissent, deux lignes alors dessinent l’année. La première est celle des liaisons (coupables, mais pas dangereuses pour deux sous) entre la photo et le cinéma : Varda, photoreporter se faisant la main avant d’oser enfin filmer, Wenders consolant sa mélancolie à coups de Polaroïd (pourquoi montrer un condensé riquiqui d’une expo qui a tourné partout dans le monde depuis sept ou huit ans ? mystère), Pierre Zucca (expo géniale au Monoprix) qui, sur un plateau de Rivette ou d’Eustache, réussit à résumer la tension d’un film en une seule image.
En contrechamp de cela, sont visibles les scrapbooks dont se servent parfois des cinéastes (ici, notamment, Pedro Costa, Chris Marker, Bertrand Mandico, Derek Jarman, Stan Brakhage) pour nourrir leur imagination. Soit de grands albums dans lesquels les cinéastes, ces fétichistes au carré, collent des photos qu’ils et elles découpent dans la presse, mais toujours en les mariant à d’autres. Photos trouvées, appartenant à autrui mais mises en jeu dans une chaîne d’associations : c’est déjà du cinéma, puisque c’est déjà du montage. Le scrapbook vient après la photographie et arrive avant le film. Il est un pur territoire de fantasmes.
Casa Susanna, émouvantes desperate housewives
La seconde est l’usage de la photographie auquel répond l’expo sur la Casa Susanna, cette mansion victorienne dans les Catskills où, dans les années 1950‑1960 et encore au-delà, des hommes d’affaires, souvent mariés, allaient se retrancher le temps d’un week-end clandestin, pour laisser vivre exclusivement leur part féminine : non pas se transformer en une autre mais se sentir enfin elles-mêmes.
Les photographies qu’elles prenaient entre elles, une fois franchi le seuil de ce lieu fermé aux regards, permettaient cette construction de soi dans un idéal, que la photo sanctuarise. Mais au point où on peut se demander si cette femme en eux n’était pas, d’abord, une image davantage qu’une vérité. Chaque habitante de la Casa Susanna se rêve en esthéticienne, en coiffeuse, calque son idée de la féminité sur les mélos de Douglas Sirk et sur la presse féminine de l’époque, une presse tout attachée à maintenir la femme dans son rôle de ménagère parfaite, femme au foyer, épouse.
Quand une autre idée du féminin apparaîtra au mitan des sixties, les desperate housewives de la Casa Susanna, qui vivaient cette transformation au premier degré, sans ironie, seront jugées sévèrement par les féministes, voyant se perpétuer dans cette communauté travestie un enfer domestique qu’il était urgent de fracasser. Elles, qui s’étaient regroupées là pour s’émanciper, le vécurent amèrement. Dans les photos en intérieur de la Casa Susanna, toujours les volets sont fermés, les stores baissés. Aucune échappatoire vers l’extérieur. Une clôture qui atteste des effets longue portée de l’oppression. Est-ce d’abord cela qui les rend bouleversantes ?
Les Rencontres de la photographie d’Arles, jusqu’au 24 septembre 2023.
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