Avant de cartonner avec Yello, Dieter Meier triait des milliers de pièces de métal – et ça cartonnait aussi. Dans un entretien, le fantasque helvète nous raconte ses débuts comme artiste et ses performances publiques inspirées de Fluxus et des situationnistes.
Entre performance post-conceptuelle et flamboyance proto-techno, il y a un lien. Ce lien, c’est Dieter Meier, fantasque millionnaire suisse, surtout connu comme la moitié moustachue de l’emblématique groupe Yello. Avant d’ouvrir la voie à la musique électronique en bombardant les ondes et les sound-systems de tubes comme Bostich (1981), You gotta say yes to another excess (1982) ou encore Oh yeah (1987), Dieter Meier aura été joueur de poker professionnel, mais aussi artiste, sa vocation première. Ainsi les rues de Zürich l’auront-elles vu se livrer à des performances publiques décalées et absconses, dans le plus pur esprit de Fluxus ou des situationnistes.
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Au Centre Culturel Suisse à Paris, où était présentée une documentation photographiques de ses premières performances, nous l’avons rencontré pour aborder ce pan relativement méconnu de son travail, qui le conduisit pourtant exposer dans certains des plus grands musées – avant que l’intéressé ne décide de son propre chef de se retirer de la « course à l’art ». Même si, comme il nous l’explique, il n’a jamais vraiment cessé de produire.
Au Centre Culturel Suisse, en marge du concert avec votre nouveau projet solo Out of Chaos, on découvre aussi vos performances artistiques, initiées en 1969. C’était avant les films expérimentaux et la carrière musicale avec Yello, mais après celle de joueur de poker professionel. Puis, vous êtes devenu chef d’entreprise aux Etats-Unis, et agriculteur biologique en Argentine. S’il fallait assigner un fil conducteur à cette créativité débridée, quel serait-il ?
Dieter Meier – Je suis un producteur avant tout, et le producteur de tout un tas de choses différentes. En revanche, je n’aime pas trop les termes d’ »art » ou même d’ »artiste » : pour moi, ce sont là des catégories bourgeoises. J’ai d’abord commencé par produire mes performances publiques pendant la majeure partie des années 70, et ensuite, je me suis retrouvé à faire de la musique un peu par hasard. A peu près tout ce que j’ai fait a été le fruit du hasard, les choses sont venues à moi sans que j’aie besoin de les poursuivre frénétiquement.
Pour en revenir aux performances, vos pièces sont d’emblée empreintes d’une grande radicalité : dès les premières actions dans les rues de Zürich, vous vous situez dans un art de l’immatériel basé sur l’espace-temps et la pure présence …
A l’époque, beaucoup de performances tentaient de montrer quelque chose à un public et à faire passer du sens. Mes performances, au contraire, étaient effectivement totalement vides et gratuites, voire un peu stupides. Pour la première d’entre elles, Five Days, il s’agissait de compter 100 000 pièces de métal par semaine, puis à les répartir en piles dans des sacs de 1000 pièces chacun. J’ai mis des années à comprendre pourquoi j’avais eu besoin de réaliser cette performance. A présent, je dirais que le sens ce cette œuvre était de créer un manifeste, mais un manifeste que l’on ne puisse pas justifier. Cette œuvre faisait irruption dans le réel par ma seule volonté : tout comme ma propre personne, elle n’était rien d’autre que le merveilleux néant de la pure présence. Lors d’une autre performance, j’ai tracé au sol un chemin de 50 mètres délimité par un ruban en acier. Les passants étaient libres de le parcourir, et ce faisant, de me dédier leur marche. 50 mètres, ce n’est rien, c’est un trajet d’un point A à un point B, qui dure tout au plus une trentaine de secondes.
Au même moment, au début des années 70, des groupes comme Fluxus ou les Situationnistes travaillaient dans un état d’esprit similaire : l’anti-art, l’art dans l’espace public, et la dérision toujours présente à l’arrière-plan. Vous étiez en contact ?
A l’époque, non. On m’a toujours replacé dans le contexte de certains mouvements dont je n’avais pas entendu parler à l’époque. Avec parfois des résultats assez cocasse. Il y a une dizaine d’années, j’avais été invité à une exposition de situationnistes. Avant, je n’avais aucune idée de qui ils étaient, et puis soudainement, j’apprends que je serais l’un d’entre eux ! Or ironiquement, la veuve d’un des papes du situationnisme a senti que je n’en faisais pas vraiment partie, et elle a essayé de convaincre le curateur de l’exposition de ne pas m’expulser de l’exposition : je n’avais pas officiellement été adoubé situationniste.
Cette exposition avortée ne doit pas faire oublier que vous avez très vite joui d’une certaine reconnaissance institutionnelle : dès 1972, vous participez à la dOCUMENTA 5 à Kassel, une consécration pour tout artiste. Or vous décidez ensuite de cesser toute activité artistique…
Non, je continue ! Je produis toujours, je n’ai jamais vraiment arrêté.
Pourtant, on cite souvent une petite phrase où vous déclarez vous retirer de la « course à l’art »…
Ce sont deux choses différentes. Ce que j’ai décidé d’arrêter, c’est de tenter de faire une carrière artistique. Pour moi, être jugé en fonction de mes œuvres et de ma notoriété a été une expérience assez douloureuse. Je me suis assez vite senti comme dans le conte de Hänsel et Gretel, où les enfants sont enfermés dans une cage, et doivent sortir le petit doigt pour que la sorcière évalue s’ils sont assez gras pour être mangés ou non. Je me souviens qu’on m’avait conseillé d’envoyer une pièce aux membres du jury d’une dOCUMENTA : je me suis dit pourquoi pas, j’ai envoyé la plaque de métal qui faisait partie de ma performance Datum I, une plaque où il était écrit : « Le 23 mars 1994, entre 3 et 4 heures de l’après-midi, Dieter Meier se tiendra debout sur cette plaque ». On me l’a retournée assortie d’une lettre de refus, alors que je pouvais voir à l’emballage intact que personne n’avait ouvert le paquet. Je n’étais pas assez en place dans le monde de l’art, mon nom n’était pas assez connu, voilà la raison. Pour moi, cette mise en avant de soi permanente était vénéneuse. Mais depuis quelques temps, depuis deux ou trois ans, je commence à remettre pied dans le monde de l’art.
Si vous n’avez jamais cessé de produire, qu’en est-il des expositions ? Vos nouvelles œuvres, vous les montrez ?
Un de mes amis, un écrivain, possède une petite galerie à Zürich, la galerie Baviera, et tous les deux ans ou presque, il m’appelle pour me demander si j’ai envie de faire une expo. A chaque fois ou presque, je le fais, même si je sais que seulement une poignée de personnes verront l’expo. C’est une galerie très singulière, qui s’est toujours intéressée aux artistes en marge du circuit, tout en ayant exposé des Gerhard Richter ou Martin Kippenberger à leurs débuts, avant que personne ne se doute la carrière fulgurante qui allait être la leur. Plus tard, un autre de mes amis a ouvert une petite galerie dans son appartement à Berlin. A un moment, il s’est dit qu’il aimerait bien montrer quelques uns de mes premiers films expérimentaux. L’expo s’est faite, et lors du vernissage, il y a eu un journaliste du Spiegel qui est venu accompagné d’un type important d’un gros musée. Il s’est avéré que c’était le collectionneur Harald Falckenberg, un collectionneur qui possédait son propre musée avant de léguer sa collection au Deichtorhallen à Hambourg. Il m’a demandé : « Monsieur Meier, que diriez-vous d’une grande rétrospective à Deichtorhallen ? ». J’ai accepté, parce que je ne suis pas contre le monde de l’art en soi : je ne veux juste pas avoir à me battre pour en faire partie.
Il est vrai que dans vos œuvres, vous vous exposez toujours sans filtre, avec grande place laissée à l’auto-représentation. Non seulement dans les performances, mais aussi dans les clips musicaux de Yello, où vous vous devenez un personnage…
Je cherche toujours à donner à voir qui je suis de la manière la plus sincère possible. On rejoint cette idée de manifeste. Si j’escalade une montagne, ce n’est pas pour pouvoir me tenir debout à son sommet, mais pour apprendre quelque chose sur moi.
L’année 1978 voit les premiers pas de Yello, le duo de musique proto-électronique formé avec Boris Blank. Cette rencontre, elle est née aussi d’une coïncidence ?
Totalement. Un producteur m’a vu en train de produire les bruitages pour les films expérimentaux que je faisais alors. Comme je n’avais pas les moyens de me payer les droits musicaux, je tapais sur tout ce qui me tombait sous la main en faisant des rythmes entièrement improvisés. Ce producteur m’a donné l’opportunité d’enregistrer un morceau appelée Cry for fame, sur lequel je chantais un peu. Boris Blank a entendu le single. Comme il trouvait que je chantais vraiment mal et qu’il faisait déjà de la musique de son côté, il a été voir le producteur en lui disant qu’il ferait mieux de sortir ses morceaux à lui. Le producteur lui a répondu ok, mais ajouté qu’il pensait que Boris devait travailler avec ma voix. Or pour Boris, c’était doublement un désastre : non seulement parce que je chantais mal et que je n’avais jamais appris à poser ma voix, mais surtout parce que pour lui, tout chanteur n’est qu’un perturbateur, qui vient déranger l’harmonie du tableau qu’il est en train de créer : Boris est un peintre sonore, et si l’on ajoute une voix à ses compositions, c’est comme projeter de la peinture sur une toile déjà achevée.
Et pourtant, de la rencontre houleuse de deux dilettantes est né un tube ! Quand Boris m’a joué l’un de ses morceaux, je n’avais pas la moindre idée de ce que je pourrais bien chanter. J’ai fini par tout débiter sur une seule note : « Standing at the machine every day for all my life / I’m used to do it and I need it » : c’est devenu Bostich. Le morceau a connu un succès, c’est devenu un hit dans les clubs et sur stations radios. D’un jour à l’autre, nous étions devenus un groupe à succès – mais uniquement dans la communauté afro-américaine aux Etats-Unis. Tout le monde pensait que nous étions deux blacks de la côte ouest. Jusqu’à notre premier concert au Roxy à New York, qui a été un fiasco total, puisque personne ne s’attendait à voir débarquer deux blancs-becs suisses.
On connait la suite : vous êtes devenus des pionniers de la musique électronique, notamment par l’usage novateur de samples, à une époque où les moyens techniques pour le faire n’avaient pas encore été développés…
Ça, c’est grâce à Boris, parce que moi, je ne touchais jamais un instrument, je me contentais d’ajouter des paroles et de chanter. Plus tard, j’ai appris à chanter un peu mieux, et aujourd’hui, lorsque je fais des live avec mon autre groupe, Out of Chaos, je chante vraiment, mais ça, ça ne fait que 6 ou 7 ans. C’est Boris qui est le « godfather of techno » : avant l’invention de l’ordinateur et des samples digitaux, il le faisait déjà au moyen de boucles de cassettes audio. Ensuite, on a acheté notre première machine à sampler. On pouvait partir de n’importe quel son et l’étirer dans tous les sens jusqu’à constituer une gamme de notes entière. A partir de là, Boris est vraiment devenu un artiste techno. Avant, il était surtout un créateur de sons un peu fou.
« Out of Chaos » est votre projet solo, dont le premier album est sorti l’an passé. Pourquoi cette envie d’un album solo ?
Le hasard, encore une fois. Lors du dernier disque de Yello il y a six ans, nous avons fait un film à partir du CD appelé Touch Yello. Un booker en Allemagne nous a dit qu’il aimerait montrer le film au cinéma. Le ticket d’entrée était assez cher, or le film ne valait pas ses 35 euros : pour enrichir l’expérience, je me suis dit que j’allais chanter quelques chansons en live. J’ai trouvé un guitariste et un violoniste et on a fini par écrire 4-5 nouvelles chansons, que l’on a jouées dans le cadre de ce programme. Les chansons ont été bien accueillies, et le booker nous a proposé d’en écrire d’autres pour partir en tournée avec. J’ai accepté sur le coup, puis j’ai oublié. Lorsqu’il m’a rappelé pour me demander où j’en étais avec l’écriture, j’étais rentré en Argentine. Il nous avait déjà trouvé les lieux où jouer : en moins d’un mois, j’ai dû écrire une dizaine de chansons.
Tout s’est passé exactement comme avec mes films : j’expérimentais dans mon coin, et puis quelqu’un a voulu en montrer le résultat à un public. Avec ma performance « Five Days », c’est un curateur rencontré dans un bar à Lucerne en Suisse qui l’avait vue, et m’avait proposé de m’inclure dans son exposition. Comme je n’avais rien à montrer, j’ai commencé à produire des œuvres que l’on pouvait accrocher au mur d’un musée, sinon ça ne serait sans doute jamais arrivé. Le curateur en question, c’était Jean-Christophe Ammann, qui est ensuite devenu directeur de la Kunsthalle à Frankfort. L’exposition à laquelle il m’avait invité s’intitulait « Visualisierte Denkprozesse » [rendre visible la pensée], ça a été sa première exposition d’envergure.
Ce côté visuel, on a coutume de le souligner à propos de votre musique, qui elle aussi donne naissance à une série d’images mentales…
En réalité, Boris écrit toujours ses morceaux comme des bandes-son pour des films qui n’existent pas.
Alors que vous, vous les faites, ces films, sous la forme des clips qui accompagnent les morceaux…
Effectivement, mais ce sont de petits films en soi, ils ont une existence autonome et ne cherchent pas à illustrer la musique. Ceux de Yello sont toujours pleins d’ironie, ils montrent que nous ne nous prenons pas au sérieux – ce qui est en soi quelque chose de très sérieux.
Outre ce nouveau projet solo, il y a aussi un prochain album Yello prévu pour février prochain. Y a-t-il encore des projets que vous n’avez pas réalisés ?
J’aimerais beaucoup faire un long métrage. J’en ai déjà fait trois, mais c’était il y a plus de 20 ans. Le premier, 81’ 000 Units, était très expérimental, il avait été montré à la Quinzaine des réalisateurs festival de Cannes en 1969. Ensuite, il y a eu un thriller, Jetzt und alles, puis un film fantastique, Lightmaker. Je ne sais pas trop pourquoi j’ai arrêté, parce que ça me plaisait vraiment. Faire un film interdit de douter, or je suis en permanence taraudé par de doute. Commencer un film oblige à aller sur le plateau tous les matins : une fois que la machine est lancée, il faut aller jusqu’au bout. C’est une contrainte extrêmement libératrice. En ce moment, je travaille à un script, mais je ne sais pas encore vraiment dans quelle direction ça va partir.
Propos recueillis par Ingrid Luquet-Gad
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