Androïdes en vrac, tuyauteries et câbles du musée mis à nu, mobilier aux extensions étranges… Pour sa première exposition monographique en France, Renaud Jerez exalte le fait-main et l’imperfection.
Depuis quelques années, le réflexe était rôdé. Aussi efficacement qu’une incantation, le nom de Renaud Jerez évoquait forcément l’image de momies posthumaines dégingandées. Tuyauterie apparente mais Air Max aux pieds, ces rescapées mutantes de l’apocalypse s’étaient imposées comme les incontournables invitées de toute exposition collective désireuse de connoter le #futur, l’#utopie, l’#anthropocène et surtout le #postinternet. Il y a trois ans, Jerez était même le seul Français à se faire une place parmi la cinquantaine de participants de la triennale Surround Audience du New Museum, qui rassemblait alors les artistes plus marquants de sa génération.
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Aveuglés par la fatale attraction de ses “dieux prothétiques” (le terme est piqué au critique Hal Foster), on oubliait presque qu’une pièce du puzzle nous manquait. En France, aucune institution ne l’avait encore invité à exposer seul. Avec Miroir noir aux Abattoirs de Toulouse, le tort est réparé. Renaud Jerez y réalise une intervention globale à l’échelle du bâtiment : “J’ai abordé l’espace en me posant des questions simples de muséologie. Mes premiers gestes ont été d’intervenir sur les constituants structurels du musée : le sol, le plafond, la couleur des murs, l’éclairage et les espaces intermédiaires comme le vestibule”, précise l’intéressé.
Intériorité domestique
Plutôt que de se restreindre au seul corps humain, c’est le bâtiment tout entier qui a été traité comme un écorché. Au plafond, le réseau veineux de câbles et de tuyaux a été mis à nu, tandis que les panneaux de sortie pendent au bout d’un fil, semblables à des yeux sortis de leur orbite. Ce n’est pas tout : dans cette architecture à nouveau sujet du regard, prolifère toute une série de plus petits modules, rabattant l’échelle du musée sur celle des momies. La transparence colorée de cubes en Plexiglas révèle des scènes de genre ; tandis que des lampes bricolées à partir de masques vénitiens et de pompons de vieille dame éclairent des bancs en patchwork surmontés de tourelles tibétaines. Momies, vampires (une série plus récente) et autres créatures hybrides ont été réintroduites dans leur écosystème naturel.
Surgit alors cette interrogation : s’était-on trompés depuis tout ce temps ? Les androïdes rêveraient-ils non pas de l’ère postnucléaire mais du grenier de leur tante hippie ? Ce changement d’échelle, passant de l’œuvre à l’environnement, renferme l’espace perceptif sur l’intériorité domestique. Tout en faisant référence, par son titre, à la série dystopique par excellence Black Mirror, la tonalité est avant tout celle de la rassurante imperfection (humaine, donc) du bricolage.
“Je suis un artiste d’atelier”
Lorsqu’on lui pose la question, il lâche lui-même ce mot qui nous brûlait les lèvres : le craft, c’est-à-dire le “fait main”. “Dans les jeux vidéo, les robots sont rendus de manière tellement réaliste que la maîtrise technique dans le cadre de la sculpture ne fait plus sens. Si je veux voir un bel objet, je vais à l’Apple Store. Personnellement, je suis un artiste d’atelier et non un artiste de bureau. C’est-à-dire que je ne suis pas dans la prévision ; mes formes, je ne saurais pas les dessiner à l’avance car elles naissent de la manipulation.”
Certes, l’évolution est interne à son travail et témoigne de son besoin de se distinguer du magma postinternet qui lui colle à la peau ; d’inventer ses propres voies, après avoir été assimilé à une famille d’artistes qui aura sans doute été ce que notre époque atomisée aura produit de plus proche d’un mouvement artistique. Il n’en reste pas moins qu’on y lit également l’amorce d’une nouvelle tendance qui voit de plus en plus de jeunes artistes se tourner vers ce fameux craft, en se mettant à l’art textile, à la céramique et au bricolage de manière générale. Réflexe de fuite par des temps incertains ? Repli sur soi dans l’espace rassurant de la maison de poupée ? L’hypothèse mérite en tout cas d’être avancée. Ingrid Luquet-Gad
Miroir noir Jusqu’au 26 août, Les Abattoirs, Toulouse
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